Jean Kovalevsky L’objet de ce texte est de vous faire partager quelques réflexions sur la complémentarité des richesses spirituelles et intellectuelles que nous offrent la Religion d’une part, et la Science de l’autre, ce qui m’amènera évidemment à traiter des relations qui existent entre elles. Je voudrais pour cela dépasser les aspects, qui ont d’ailleurs évolué au cours des siècles, pour transcender aussi bien la vision réductrice d’une Science isolée que celle d’une Religion considérée séparément du monde matériel, ou alors comme située au-dessus de tout. Je souhaite présenter un point de vue que je désirerais voir contribuer à une certaine convergence des approches si différentes que la Science et la Religion suivent dans leur recherche d’une description d’une Réalité qui, à mon avis, est unique.Avant d’aborder ce problème, faisons une remarque préliminaire. N’ayant lu que fort peu d’ouvrages sur ce sujet et n’ayant aucune culture théologique ou philosophique sérieuse, je livre ici des réflexions toutes personnelles, étant conscient que certains aspects que je vais aborder ont été certainement traités ailleurs bien mieux que je ne saurais le faire. Je me baserai donc uniquement sur la connaissance que j’ai de la pensée et des méthodes scientifiques et des enseignements de la religion Chrétienne. Cela dit, il est incontestable que cette tentation d’unifier les diverses approches de la Vérité est très ancienne puisqu’on la trouve dans les religions qui ont toutes une certaine cosmologie. Je ne citerai, pour la Religion Chrétienne, à part les récits de la Bible, que le point de vue de Saint Thomas d’Aquin (le Thomisme est toujours très vivant parmi les Catholiques) ou encore celui de Teilhard de Chardin.
Antinomies Sciences et Religions ! Voilà bien deux domaines qui paraissent disjoints et passablement contradictoires. Disons que ces disciplines sont antinomiques. Certes, elles ont en commun de décrire chacune une certaine Réalité (et aussi, peut-être qu’elles considèrent toutes deux l’œuvre de Dieu, même si les savants athées ne le savent pas). Mais pour y parvenir, le cheminement est distinct et il ne faut pas s’étonner que leurs conclusions soient d’ordre différent. La Science adopte une approche dite de « méthode scientifique », mélange en proportions diverses d’observations, d’expérimentations et de déductions théoriques. La Religion est basée sur une révélation, mais contient également certaines formes d’expériences et de faits historiques, alors que l’exégèse joue un rôle important dans l’interprétation des textes. On reviendra plus loin sur ces aspects qui sont peut-être moins opposés qu’on pourrait le penser de prime abord. Pourtant, la différence entre les approches et une dissimilitude des discours produisent soit une situation conflictuelle, soit l’annexion de l’une par l’autre, soit encore une ignorance dédaigneuse de l’une pour l’autre. Dans le premier cas, la Religion a la tentation d’inclure dans sa conception du Monde certains résultats scientifiques tout en rejetant ceux qui lui paraissent contraires. Ainsi, par exemple, si certains aimeraient considérer le Big Bang comme une preuve de la création du monde par Dieu, d’autres rejettent la théorie de l’évolution des espèces en maintenant à la lettre les récits de la Genèse biblique. Inversement, les matérialistes scientifiques, sans parler des scientistes, rejettent toute idée de Dieu et, en tous les cas, considèrent que la Science se suffit à elle-même. Au mieux, il y a une séparation totale comme s’il s’agissait de deux mondes différents. C’est d’ailleurs la position prise par de nombreux scientifiques croyants même à l’heure actuelle : pour eux, il n’y a pas plus de rapports entre la Science et la Religion qu’entre la musique et la construction d’un barrage hydroélectrique, l’existence des deux n’étant pas remise en cause. Certes, un ingénieur des travaux publics peut aussi être mélomane sans pour autant composer des chants à la gloire du barrage de Serre-Ponçon. Mais, pour ma part, je ne peux pas, en tant que scientifique croyant aux Réalités présentées par la Science et la Religion, les dissocier et ne pas ressentir qu’il s’agit là de deux manières d’approcher quelque chose qui est UN et pour lequel on devrait un jour trouver une description synthétique. En effet, le Monde, (et je donne à ce mot le sens de tout ce qui existe, en opposition au mot Univers qui se rapporte au monde matériel étudié par l’Astronomie et les autres sciences) est tel que chacune de ces deux Réalités s’applique. Il doit ainsi y avoir une description cohérente qui les inclut toutes les deux. J’ai dit que Science et Religion sont antinomiques. Cela ne veut pas dire contradictoires. En nous référent au Littré, nous lisons que l’on peut concilier une antinomie. En prenant le sens que Kant donne à ce mot (sans pour autant le suivre dans toute sa logique), l’antinomie est une contradiction naturelle qui résulte non d’un raisonnement vicieux, mais des lois même de la raison toutes les fois que, franchissant les limites de l’expérience, nous voulons savoir de l’Univers quelque chose d’absolu. Une antinomie peut être résolue par une synthèse ; c’est bien ce que nous voulons faire. Antinomies en Religion et en ScienceOr, si l’on analyse cette notion d’antinomie, on constate qu’elle est profondément ancrée dans la doctrine chrétienne. Lorsqu’une antinomie se présente, elle tente non de faire un choix, mais d’en faire la synthèse. Ainsi, par exemple, un, deux et trois sont des notions bien distinctes. Or, le dogme trinitaire nous enseigne que Dieu est Unité–Trinité (Trinité consubstantielle et indivisible). Ce serait une erreur du point de vue chrétien d’y voir une contradiction sous forme d’une opposition entre monothéisme et polythéisme. Il faut transcender cette contradiction apparente : c’est là le fondement de la théologie chrétienne. On pourrait décrire de la même façon l’antinomie de présenter le Christ comme étant à la fois Dieu et Homme. Cette façon de résoudre les antinomies par une synthèse est tout à fait chrétienne et peut s’étendre à d’autres couples opposés tels que vie et mort ou corps et âme. Ainsi la mort n’est pas un aboutissement marquant la disparition de la vie, mais un passage qui la préserve. Le Chrétien garde ce passage présent à l’esprit, mais en attendant, il doit vivre pleinement. L’acceptation de la richesse de la dualité antinomique n’est certes pas aisée. Elle l’est peut-être encore moins à l’heure actuelle où on a tendance à tout opposer et réduire à des choix par oui ou non. C’est le syndrome du tout ou rien : le binaire 0 ou 1 des ordinateurs ou encore la logique du tiers exclu. Par exemple, pour en revenir aux religions, le Judaïsme a refusé l’antinomie Christ-Dieu. Plus tard, l’Islam attaquera violemment le dogme trinitaire au nom du monothéisme. C’est la raison pour laquelle j’estime que la pensée chrétienne est mieux préparée que d’autres à refuser l’opposition illustrée par la conjonction « ou » et à examiner la synthèse amenée par la conjonction « et », notamment entre elle-même et la Science. Au demeurant, de façon générale, le refus de telles synthèses conduit à des positions tranchées qui sont le fait des intégrismes religieux et des divers sectarismes. La pensée scientifique, marquée par le rationalisme déductif, notamment sous l’influence des mathématiques, a également de grandes difficultés devant une situation antinomique. Elle y est cependant de plus en plus invitée par l’expérience. Ainsi, la lumière est à la fois, selon la manière dont on l’observe, onde et particule. On sait que l’acceptation de cette antinomie a donné, par sa résolution, naissance à la théorie des quanta, une des théories les mieux prouvées de la Science moderne. On peut citer d’autres antinomies scientifiques : le chat de Schrödinger est mort et vivant à la fois, l’Univers est à la fois fini et sans bornes, une particule pourrait être en deux endroits différents en même temps, le temps est une notion relative et s’écoule différemment selon la vitesse des horloges (jumeaux de Langevin), etc… En parallèle, la pensée chrétienne s’est dégagée d’un conformisme littéral vis-à-vis des Écritures. Les exégèses, basées sur une meilleure connaissance historique et culturelle du peuple Juif et de leurs voisins et établies sur des raisonnements déductifs que ne renieraient pas les scientifiques les plus puristes, ont progressivement dégagé l’essentiel de la foi des croyances et traditions annexes. Le croyant peut maintenant bien mieux présenter sa religion d’une manière plus pure et plus raisonnée qu’autrefois. L’Église, elle-même, loin de rejeter la pensée rationnelle, appelle à resserrer les rapports entre la Science et la foi et à ne pas négliger l’apport de la raison dans l’approfondissement de la foi. Ainsi, les modes de pensée chrétiens et scientifiques se rapprochent et ont plus de points communs aujourd’hui qu’il y a un siècle. Je pense qu’on peut, et même qu’on doit, aller plus loin. Les vérités enseignées par la Science et la Religion sont apparemment antinomiques, mais comme dans les exemples précédents, on devrait pouvoir les rassembler en une sorte de synthèse. On vient de voir que les pensées scientifiques et religieuses se sont rapprochées par le fait qu’elles sont capables d’établir une synthèse de certaines antinomies. Un autre point de rapprochement est que les façons dont chacune approfondit et annonce sa vérité présentent aussi de fortes analogies. C’est ce que je voudrais maintenant montrer en les présentant successivement. La méthode scientifiqueLa Science est basée sur l’observation et l’expérimentation. Elle dispose d’un certain nombre d’outils tels que les récepteurs, les appareils de laboratoire, les ordinateurs, etc…(je simplifie évidemment). À l’aide de ces outils, on fait des mesures, on décrit de phénomènes. Mais une mesure n’est pas seulement un nombre, et une observation n’est pas seulement la relation d’un fait. Une mesure doit être accompagnée des conditions dans lesquelles elle a été réalisée (par exemple, la température, le champ magnétique, l’éclairement, etc…). De même, les faits rapportés doivent l’être dans leur contexte (par exemple, le comportement d’un animal correspond-t-il à une situation de peur, d’agressivité, de faim, défend-t-il son territoire, etc…?). Ces détails sont fondamentaux car le stade suivant est la recherche des relations de cause à effet ou des corrélations avec certains paramètres en vue de généraliser le phénomène en éliminant les conditions secondaires. L’observation ou la mesure se répète-t-elle lorsqu’elle est effectuée dans des conditions voisines ? Sinon quels paramètres faut-il fixer pour en assurer la répétitivité ? De quels paramètres ce phénomène dépend-t-il et de quelle façon ? En effet, deux dangers guettent le scientifique : 1- les généralisations hâtives (tous les chats de la ville sont gris parce qu’on en a vu trois de suite qui étaient gris). 2- la mise en cause du hasard (tel volcan est-il devenu actif par hasard, ou y a-t-il des causes profondes à détecter ?). Pour éviter ces errements, on s’appuie sur des théories c’est-à-dire des énoncés qui décrivent un certain nombre de phénomènes et qu’on essaie d’utiliser pour en expliquer un nouveau. On les appelle parfois « lois de la nature » (par exemple, la loi de la gravitation universelle, les lois de l’électromagnétisme, celles de la génétique, la mécanique quantique, etc…). Ces théories subsistent tant qu’on n’a pas trouvé un phénomène qui les contredise. Toute nouvelle vérification expérimentale ajoute à la crédibilité d’une théorie. Une seule expérience bien établie qui contredit une théorie suffit à en prouver l’insuffisance et conduit à une avancée théorique génératrice de progrès. Les nouvelles théories englobent les faits précédemment avérés plus d’autres. On notera qu’à ce stade, l’imagination scientifique est un atout précieux : l’intuition joue un rôle important dans les découvertes. Mais il est intéressant de discuter la manière dont ces théories ou ces lois sont présentées. Les modèles En réalité, l’énoncé de ces théories ou de ces lois sous-entend la formule « tout se passe comme si… ». Newton l’a explicitement employé en énonçant sa loi de la gravitation universelle. Plus tard, l’observation du mouvement de la planète Mercure a montré que celui-ci n’y obéissait pas tout à fait. Alors Einstein l’a remplacée par un énoncé basé sur un principe totalement différent : tout se passe comme si l’espace était déformé par la présence de matière, les planètes suivant des trajectoires déterminées par la courbure d’un tel espace. Mais la loi de Newton reste une excellente approximation. Dans le langage scientifique moderne, le « tout se passe comme si » s’appelle « modèle ». Ce mot est révélateur: la Science ne prétend pas atteindre la Réalité, mais en donne une description ou, si on préfère, une transcription. Cette notion de modèle est omniprésente dans la Science. L’avènement des ordinateurs en a multiplié l’usage. On modélise une étoile, le climat, une molécule complexe, la trajectoire d’une particule ou les remous provoqués par un avion. On se donne les lois physiques qui gouvernent le phénomène et on écrit les équations qui représentent ces lois appliquées à l’objet étudié dans les conditions où il se trouve, puis on les résout. La solution est comparée aux observations et on modifie éventuellement les hypothèses jusqu’à satisfaire les observations. On obtient ainsi un modèle du phénomène qu’on peut d’ailleurs faire évoluer en modifiant des paramètres. On voit ainsi qu’un modèle est une construction abstraite qui permet de décrire un objet ou un phénomène, que ce soit sous la forme d’analogies, de formules mathématiques, d’un ensemble d’hypothèses, de graphiques, de représentations imagées, etc…Il est important d’insister sur le fait que ce n’est pas la Réalité qui est rétablie (on ne sort pas une étoile d’un ordinateur !), mais bien une représentation simplifiée sous une forme qui en facilite la compréhension. Ainsi, pour en revenir à l’exemple d’un modèle d’étoile, on donnera les distributions des températures, des pressions et de la matière à l’intérieur d’une étoile telles que les caractéristiques observées à sa surface (spectre, température, dimensions) soient retrouvées. Mais rien ne prouve que le modèle trouvé soit le seul possible et qu’il reste des éléments inconnus qu’on n’ait pas encore mis en évidence. On a parlé, dans un autre contexte (théorie quantique des particules élémentaires) de « réalité voilée » lorsqu’il est fondamentalement impossible de représenter un phénomène dans tous ses détails. Je dirai volontiers que, de la même manière, tout modèle ne dévoile qu’une partie de la réalité et ce d’une façon indirecte. La Vérité scientifique est donc toujours présentée et même connue de manière cryptée, incomplète ou encore voilée. De là à nier l’existence d’un monde objectif et considérer que tout est image est une tentation à laquelle certains ont cédé, mais je ne les suivrai pas sur cette pente qui mène au nihilisme total. Un autre aspect de la Science, qui a profondément marqué son image, est son pouvoir de prédiction. Le Scientisme du 19e siècle, à la suite de Laplace, est basé sur le fait que si l’on connaissait parfaitement les causes (c’est-à-dire les lois de la Nature) et les conditions initiales exactes d’un phénomène évolutif (par exemple les positions des planètes à un instant donné), on pourrait en déduire exactement son évolution dans l’avenir. On sait maintenant que certaines lois de la physique macroscopique ont un caractère statistique basé sur la loi des grands nombres (2e principe de la thermodynamique) alors qu’en physique des particules, il existe une incertitude fondamentale (d’après le principe de Heisenberg, on ne peut pas observer avec une grande précision à la fois la position et la vitesse d’une particule). D’autres lois parfaitement déterministes, comme la loi de la gravitation universelle, peuvent conduire à des situations instables menant à une incertitude sur l’évolution d’un système, d’autant plus forte qu’on ne peut pas connaître avec une précision infinie les conditions à un instant donné (chaos déterministe). On a aussi introduit la notion de chaos quantique. Tout ceci contribue au flou de la réalité physique et même des modèles tendant à la représenter. Pour terminer ce tour d’horizon de la représentation de la Réalité scientifique il faut signaler un autre danger dont l’image de la Science souffre parfois. Il est certes bon de présenter au public les résultats et les théories scientifiques, mais souvent la vulgarisation simplifie encore plus, parfois à outrance, les modèles. Ceci donne des images simplistes de la Réalité, en supposant qu’en ce faisant, elle n’est pas trahie, ce qui est malheureusement souvent le cas. La Religion L’originalité des religions est qu’elles sont basées sur une révélation. Mais cela ne suffit pas. Il ne suffit pas de se déclarer messie ou gourou pour imposer le message qu’on a reçu (ou que l’on a cru recevoir). Les confirmations isolées ne sont pas suffisamment crédibles pour établir une religion. La révélation n’est vraiment admise comme telle que si elle est accompagnée et suivie de très nombreuses expériences personnelles ou collectives, solitaires ou partagées. Il peut s’agir de faits observés, de témoignages, d’expériences mystiques ou spirituelles, de rencontres, de réflexions, de conversions soudaines ou progressives. Certaines de ces expériences sont ésotériques, d’autres sont transmissibles. C’est cette transmission qui fait, par exemple, la force et la continuité des ordres monastiques. C’est l’accumulation de ces évènements qui constitue le terreau sur lequel la Religion se développe, confortée par la Tradition et les approfondissements doctrinaux et constituant en définitive, un ensemble tout aussi impressionnant que les bases d’une théorie scientifique. Cependant, dans la mesure où la description des faits religieux n’a pas la rigueur des mesures ou des observations scientifiques et que, d’autre part, elle passe par une interprétation personnelle, sinon émotionnelle, elle se trouve être beaucoup plus sensible à l’environnement culturel ou philosophique. Pourtant, la Science fourmille également d’erreurs associées à des préjugés. Ainsi, des exemples récents, comme les théories de Lyssenko, montrent que la Science n’est toujours pas à l’abri d’erreurs associées à un préétabli philosophique ou politique. Prenons l’exemple de la Religion chrétienne. La révélation fondamentale se trouve dans les Évangiles, encore qu’elle ait été préparée par les révélations de l’Ancien testament. Les Évangiles relatent des faits et transmettent l’enseignement du Christ, ce qui concourt à établir la véracité historique et le contenu du dogme. Je voudrais, à titre d’exemple, attirer particulièrement l’attention sur l’enseignement relatif au Royaume de Dieu. Il est donné sous forme de paraboles. Or, qu’est-ce qu’une parabole sinon une vérité profonde et indescriptible représentée par une analogie qui utilise une image ou un récit suggéré par l’environnement culturel des auditeurs ? Ainsi, le Royaume de Dieu est présenté par plusieurs paraboles commençant par les mots « à quoi comparerais-je le Royaume des Cieux? Il est semblable à… ». C’est exactement l’équivalent d’un modèle en Science. L’amour de Dieu pour les hommes est présenté comme celui d’un père pour son fils prodigue ou du patron donnant le plein salaire à des ouvriers n’ayant travaillé qu’une heure. Ce sont encore des modèles. Je dirais même de la vulgarisation. Ce sont encore des modèles que l’Église Orthodoxe présente aux fidèles sous forme d’icônes. À première vue, ce sont des représentations stylisées de personnages ou d’évènements, bien différentes des peintures religieuses occidentales. Ce sont des modèles que le croyant interprète comme des fenêtres sur le Royaume de Dieu en les vénérant, ce qui contribue à l’affermissement de leur foi. C’est à travers elles qu’il prend contact avec cette réalité religieuse si difficile à cerner. Cependant, la réceptivité à ces représentations a un côté culturel. D’autres sont plus sensibles à d’autres modèles ou symboles comme le cierge pascal ou les lieux d’apparition de la Sainte Vierge. Ces symboles et ces modèles sont, dans la Religion, encore plus éloignés de la réalité qu’ils représentent qu’en Science. Il s’ensuit que, bien plus encore que dans le cas de la Science, la connaissance religieuse est partielle et imparfaite et sa transmission est encore plus simplificatrice et déformante. On peut donc dire que la Réalité religieuse nous parvient, tout comme la Réalité scientifique, sous une forme voilée. La difficulté supplémentaire est que l’interprétation est plus personnalisée, ce qui peut expliquer la diversité des grandes familles religieuses chrétiennes. Interpénétration de la Science et de la Religion Une position très fréquemment prise est la suivante : à chacun son métier et les vaches seront bien gardées : laissons à la Science le soin de dévoiler le « comment » des phénomènes naturels et que la Philosophie ou la Religion réfléchissent sur leur « pourquoi ». C’est net, mais bien simpliste, puisque les deux s’intéressent au même Monde. Le meilleur moyen d’éviter les conflits n’est-il pas de ne pas piétiner les plates-bandes de l’autre ? Cela revient à refuser intégralement l’approche de l’autre, donc à acculer l’une à un dogmatisme intégriste et l’autre à un matérialisme et le scientisme non moins sectaire. Ces deux points de vue extrêmes sont beaucoup trop rigides. Cela revient à résoudre l’antinomie entre les deux approches par une séparation binaire définitive. Or, bien au contraire, un dialogue doit s’instaurer en vue de rechercher une réponse synthétique à certaines questions fondamentales communes. De même qu’il n’est pas possible de répondre à la question du pourquoi sans connaître le comment, inversement, une vision globale du Monde ne peut se passer d’une interprétation philosophique explicite ou implicite des grands problèmes qui se posent à l’esprit. Donnons quelques exemples. L’Univers est tel que des êtres vivants, puis pensants ont pu apparaître. Avant d’en discuter le pourquoi, c’est à la Physique de poser correctement le problème. C’est aux scientifiques de dire entre quelles limites les valeurs des quelques constantes universelles doivent se situer pour que des éléments lourds puissent se former au sein des étoiles, pour que l’Univers n’ait pas implosé avant que la vie ait pu apparaître, pour que des réactions chimiques complexes puissent se produire sous certaines conditions et que les constituants biologiques de base ainsi formés soient stables, etc… Si, comme certains calculs tendent à le montrer, les intervalles favorables sont très faibles, alors le problème du hasard ou d’une Volonté extérieure se posera à la fois à la Science et à la Religion et il serait malhonnête de part et d’autre de l’éluder, même si on peut s’attendre à ce que plusieurs réponses soient proposées. Un autre exemple est donné par la constatation que, contrairement à la Mécanique statistique qui régit la Thermodynamique, on constate une tendance fréquente sinon générale à la formation d’éléments de plus en plus complexes (atomes lourds, molécules simples, puis celles qui caractérisent la vie). On constate que cette tendance est génératrice de progrès, ce qui pose immédiatement la question du pourquoi. Science et Religion ont toutes deux leur mot à dire (c’est d’ailleurs ce qu’a tenté de faire Teilhard de Chardin). L’une sans l’autre ne pourra donner qu’une réponse incomplète : les scientifiques auraient tendance à y mettre, volontairement ou non, un préalable positiviste ou métaphysique tandis qu’une interprétation strictement religieuse, non basée sur des résultats scientifiques, mènerait à un créationnisme primaire. On pourrait de même approfondir les mystères de la Vie, qu’il s’agisse de sa nature ou de son origine, en confrontant les approches religieuses de ces problèmes aux acquis de la Science. On pourrait en dire autant de l’origine de l’Univers ou du destin de l’Humanité, etc… Bien que toujours voilé, ce qui sortira de cette synthèse aura une légitime prétention d’être plus complet et se rapprocher de la Réalité profonde. C’est en tous les cas dans ce sens qu’il faut aller pour résoudre l’antinomie entre la Science et la Religion, ces deux classes d’approche de la Vérité. Pour aller plus loin, il est utile d’aborder cette notion de vérité des points de vue de la Science et de la Religion. Vérité scientifique et Vérité religieuse La Science et la religion prétendent, par des cheminements dissemblables, mais qui ne s’excluent pas, chercher la vérité et la transmettre. Malgré la différence de leurs approches, elles procèdent pourtant en partie de la même logique. Nous avons vu que les résultats des recherches scientifiques se présentent sous forme de modèles que l’on cherche à rendre cohérents entre eux, avec les observations et avec les lois fondamentales de la Physique. Ces modèles permettent aux scientifiques de donner une représentation accessible des observations et des mesures et de rendre compte de la répétitivité des effets lorsque les causes sont fixées. Dans le cas de la Religion, dans laquelle les dogmes jouent le même rôle que les lois de la Physique en Science, les modèles sont constamment confrontés aux expériences religieuses et spirituelles des croyants, la cohérence de l’ensemble étant un des objectifs des théologiens. Je voudrais insister sur cette analogie. De même que les théories scientifiques évoluent lorsque les observations l’exigent, il y a aussi enrichissement de la théologie lorsqu’il y a consensus parmi les fidèles qui vivent leurs expériences religieuses. Les exégètes et les théologiens sont, en religion, les équivalents des théoriciens en Science. De même que les expériences ou observations scientifiques capitales conduisant à des lois sont reconnues par toute la communauté scientifique et deviennent incontournables pour modéliser la Réalité, les expériences mystiques essentielles sont reconnues par le biais de nouveaux dogmes chez les Catholiques, une évolution plus progressive et plus nuancée chez les Orthodoxes, une certaine libéralisation des concepts chez les Protestants et aussi par des béatifications ou des canonisations, par la création d’ordres religieux nouveaux ou plus simplement par consensus, et contribuent ainsi à enrichir la vérité religieuse et sa tradition. Peut-être est-ce parce que les deux approches sont liées à la façon dont fonctionne l’esprit humain, mais le fait est que la recherche de la Vérité suit un processus analogue en Science et en Religion et ceci, avec la même rigueur. Certes, les « preuves » de ces vérités ne sont pas du même ordre, mais elles sont issues de la même démarche. La preuve de la Relativité restreinte se trouve par exemple dans les mesures effectuées dans les accélérateurs de particules. La preuve de Dieu se trouve dans les témoignages ou les expériences mystiques. Bien entendu, n’importe qui ne peut pas renouveler personnellement des expériences mystiques. Est-ce une raison pour les nier ou en nier la signification ? Je défie l’homme de la rue de renouveler pour son propre compte une expérience d’accélération des particules. Est-ce une raison pour en nier les résultats et leurs conséquences théoriques ? Tout le monde n’est ni Einstein, ni Sainte Thérèse de Lisieux. Dès lors se pose le problème de la communication et de l’adhésion à ces Vérités. Confiance et Foi Je suis scientifique. Je comprends les méthodes de recherche et de raisonnement utilisés par mes collègues, mais dans 99 % des cas, je suis incapable de vérifier leurs expériences ou de les suivre dans leurs déductions conduisant aux modèles qu’ils me proposent. Pour moi, et pour prendre des exemples dans des sciences très diverses, l’action de l’ARN ou des neurotransmetteurs, le calcul des prédicats, la théorie des quarks ou l’organisation des cristaux liquides, c’est de l’hébreux. Pourtant, je fais confiance à mes collègues et crois en leurs résultats, de même qu’ils me font confiance quand je leur présente ma spécialité scientifique que, en général, ils ne comprennent pas mieux. Je leur fais également confiance, même si au cours des recherches d’explication on voit apparaître des modèles divergents, parce qu’en définitive, il y a tout un réseau de relations entre les diverses sciences qui réunit l’ensemble des résultats scientifiques en une globalité cohérente. Cela n’exclut pas l’esprit critique. Il y a des erreurs scientifiques (et même des faux). On entend dire, et je l’ai moi-même dit : « je ne crois pas à ce résultat. » Cela se produit lorsqu’il se rapporte à un domaine que je connais, soit qu’il contredise mon expérience, soit qu’il heurte mes vues personnelles, vues forcément limitées, sur l’Univers physique. Si ces résultats se confirment, je dois les accepter et modifier mes idées. Mais il arrive aussi que des résultats annoncés comme étant sérieusement vérifiés, souvent médiatisés à outrance, se trouvent finalement être inexacts, justifiant alors le scepticisme qui les avait accueillis (exemple, la mémoire de l’eau, la cinquième force ou les avions renifleurs). Ces résultats hétérodoxes prennent extérieurement des allures scientifiques et c’est un rôle vital que de faire le tri aussi rapidement que possible car ils font un tort considérable à la Science. Ainsi, en dépit de ces errements, mais en ayant confiance dans la communauté des scientifiques pour séparer l’ivraie du bon grain, je crois en la Science et en ses résultats. Je suis Chrétien. Je comprends qu’il existe une vision religieuse du Monde et j’en ressens profondément la nécessité. Mais je suis à 99 % incapable de vérifier ce que l’on m’enseigne. Je n’ai pas eu d’expérience mystique, je suis nul en théologie, je suis incapable de soutenir une discussion sur le péché originel ou sur l’immaculée conception, mais je fais confiance à tous ceux, très nombreux, qui ont témoigné de leurs pratiques mystiques, à ceux qui vivent quotidiennement leur foi chez eux ou dans les monastères, et surtout, à cette tradition bi-millénaire qui est le fruit d’une immense accumulation d’expériences et qui constitue un tout cohérent et harmonieux. En d’autres termes, je fais confiance à tous ces témoignages et à toutes les confirmations qu’ils impliquent et cette confiance affermit ma foi. Dans ce domaine aussi, les erreurs existent. On a dit qu’une religion est une secte qui a réussi, tout comme en Science, il y a de nombreuses idées qui n’ont pas réussi. Si des sectes ne réussissent pas, c’est parce qu’elles ne recueillent pas le fonds de témoignages concordants nécessaire pour asseoir une religion. Comme en Science, en définitive, le tri se fait. Ainsi, ce parallélisme m’inspire la même confiance vis-à-vis de la Religion chrétienne que vis-à-vis de la Science. C’est pourquoi, dans ces conditions, il me paraît nécessaire qu’une vision du Monde doive comporter des éléments pris dans chacun des domaines avec un enrichissement mutuel. L’effort à faire pour y arriver est de résoudre leur antinomie par une synthèse issue d’un dialogue confiant. Ces deux visions devront se compléter et même se rejoindre et constituer un outil beaucoup plus efficace pour la connaissance et la compréhension du Monde que chacune d’entre elles prise séparément. C’est, en tous les cas, une telle synthèse, d’ailleurs toute personnelle, qui me permet de concilier ma foi Chrétienne et mon expérience scientifique. Une telle vision synthétique me permet de donner un sens au Monde, sans lequel j’aurais un sentiment d’incomplétude. Il y a une circonstance particulière qu’on ne peut pas éluder : malgré quelques variantes, la connaissance scientifique est globale, alors qu’il y a plusieurs grandes religions. Ce fait incite les matérialistes à prétendre que cela prouve que les religions sont vides de sens. Mais à l’examen, il faut constater qu’il y a un fonds commun à toutes les religions : la force de la Mystique, la puissance de l’Esprit qui peut interagir avec le monde matériel, la reconnaissance d’un Dieu – qu’il soit unique ou qu’il y en ait plusieurs – et une certaine possibilité de communiquer avec lui ou eux, le caractère non inéluctable ou définitif de la mort, etc… Il est certain que des adeptes d’une autre religion que la mienne pourraient tenir le même raisonnement que moi et justifier tout autant leur confiance en leur foi. Si l’on compare l’objectif d’une vie religieuse à l’escalade d’une montagne (encore un modèle !), il se peut qu’il y ait plusieurs voies pour l’atteindre. Mais il est essentiel de suivre celle qu’on a choisie et en laquelle on a confiance, car essayer d’en changer en cours de route, c’est prendre le risque de s’égarer ou de tomber dans un précipice. C’est pourquoi cela ne me gêne pas qu’il y ait d’autres religions qui sont fort respectables et peut-être aussi efficaces pour atteindre le sommet. Toutes peuvent apporter un plus à la vision du Monde purement scientifique. L’histoire des sciences nous donne un élément de comparaison. En effet, elle est apparue dans des pays très différents. Les sciences chinoise, assyrienne, inca, égyptienne, grecque sont très différentes. Pourtant, elles donnaient toutes des descriptions, des modèles valables à la précision qu’on pouvait alors atteindre, notamment pour les phénomènes astronomiques, la géométrie, la métallurgie, la mécanique. De même, les sciences appartenant à une même lignée se sont considérablement modifiées au cours des siècles. La Science du Moyen Âge, celles des 17e ou 19e siècles et la Science moderne ne se ressemblent pas. Pourtant toutes comprennent une portion de vérités scientifiques plus ou moins approximatives, plus ou moins bien exprimées, mais exactes. Qui peut dire ce que sera la Science du 22e siècle ? Pourquoi ce qui s’applique à la Science ne s’appliquerait-t-il pas aux religions si elles ont un certain fonds de Vérité, plus ou moins grand, plus ou moins bien exprimé ? Exemple de Synthèse On en arrive dès lors au raisonnement suivant. Il est une Vérité scientifique et une Vérité religieuse. De plus, par définition, le Monde est unique puisqu’il contient tout ce qui existe. Or, Dieu existe (c’est la Vérité première des religions), et par conséquent il est dans le Monde. Donc, une Cosmologie totale doit l’inclure. Toutefois, comme l’étude scientifique de l’Univers matériel, avec ses trois dimensions et le temps, n’a pas permis de trouver Dieu, il faut en conclure qu’il transcende l’Univers matériel et qu’il faut étendre à d’autres dimensions le Monde qui nous concerne. Tout comme un être à trois dimensions pourrait toucher du doigt des êtres hypothétiques à deux dimensions vivant dans un plan sans qu’ils puissent même imaginer comment il est, Dieu pourrait être parmi nous et même en nous sans que nous nous en doutions. Dans un tel hyper-univers difficilement accessible autrement que par des modèles, mais que, d’ailleurs, les mathématiciens sauraient définir, Dieu et l’Univers matériel soit coexisteraient, soit seraient en symbiose. Une telle éventualité permettrait de résoudre l’antinomie Science-Religion tout en expliquant l’impossibilité de se représenter Dieu. Des qualificatifs tels que « Amour » ou « Vie » qu’on tente de Lui donner ne sont pas mesurables mais permettent, comme le prétend la Religion chrétienne, d’avoir une parcelle présente en nous (« le Royaume de Dieu est en vous »). Ainsi l’homme aurait une composante dans cette autre dimension extérieure à notre Univers matériel. On pourrait appeler cette composante « Âme ». Dans une telle vision, la Religion et la Science jouent un rôle complémentaire. D’ores et déjà, certaines propriétés de l’association onde-particule (expérience d’Aspect) ne sont pas compréhensibles dans l’état actuel de la Science et on a proposé de faire intervenir une autre dimension qui pourrait expliquer une transmission instantanée de l’information. Ce n’est pas pour autant la dimension divine, mais cela montre seulement que se restreindre à ce qui est directement accessible, à l’observation physique et à nos modèles actuels, est insuffisant. « Il y a aussi d’autres domaines, qui sont encore tabou dans la Science moderne, mais qui pourraient jeter des lueurs sur les relations avec l’Univers spirituel. Je ne citerai que les actions à distance comme l’hypnose ou certaines prémonitions, sans parler des visions répertoriées par la Religion. C’est un terrain glissant sur lequel il ne faut s’aventurer qu’avec la plus extrême prudence. Je pense néanmoins que s’y engager permettrait à la Science, non pas de rencontrer Dieu, mais de constater que le substrat dans lequel baigne la Vérité religieuse a une existence objective. Conclusion En conclusion, je voudrais reproduire le paragraphe suivant du Prologue du Phénomène Humain : « Le moment est venu de se rendre compte qu’une interprétation, même positiviste, de l’Univers doit, pour être satisfaisante, couvrir le dedans aussi bien que le dehors des choses, l’Esprit autant que la matière. La vraie Physique est celle qui parviendra, un jour, à intégrer l’Homme total dans une représentation cohérente du monde. »
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Une voie nouvelle pour explorer d'autres dimensions de la conscience Jean Staune Médecin psychiatre, mais également philosophe, le docteur Moody est mondialement connu pour son travail de pionnier sur les expériences de mort imminente (NDE, Near Death Expérience en anglais). C'est pourquoi le lecteur pourrait être surpris de la teneur de l'ouvrage qu'il tient entre ses mains. Et pourtant Raymond Moody considère que ce travail est le plus important qu'il ait jamais publié ! Pour comprendre pourquoi, il nous faut franchir trois étapes. Tout d'abord lever un certain nombre de barrières mentales établies par notre civilisation, la civilisation occidentale inspiré par la pensée grecque. Depuis tout petit nous sommes formatés à penser que l'adjectif « insensé » est une insulte et que l'absence de sens est, soit quelque chose de faux (tel que 2 + 2 égale 5, par exemple) soit ne représente simplement « rien ». Mais ces deux approches du non-sens sont elles-mêmes fausses. Comme le démontre Raymond Moody dans les premiers chapitres, le non-sens est un langage complexe et structuré, reposant sur un certain nombre de forme facilement reconnaissables et classifiables. Le non-sens n'est donc pas « rien ». Et le non-sens n'est ni vrai ni faux. Pour mieux comprendre cela nous devons franchir l'étape suivante qui nous amène à considérer les koans zen, les propos des autistes ou ceux des chamanes et des magiciens de toutes les traditions. Quand un koan nous dit : Si tu parviens au sommet de la montagne, continue de monter ou les mains vides, je tiens une pelle, quand le génial autiste Daniel Tammet intitule le récit de sa vie Je suis né un jour bleu, ce sont clairement des expressions dépourvues de sens qui correspondent à certains type de non sens analysés ici par l'auteur. Pourtant nous comprenons tous qu'il y a quelque chose « derrière » de tels propos. Les magiciens égyptiens ou grecs, les sorcières du Moyen Âge ou les chamanes de différentes civilisations ont tous recours à des formules, des invocations, dont certaines sont totalement dépourvues de sens. Le fait qu'elles se retrouvent dans des rituels codifiés par de nombreuses civilisations montre bien qu'elles correspondent à quelque chose de fondamental dans la psyché humaine. La troisième étape concerne nos présupposés logiques, basés sur la logique du tiers exclu chère à Aristote (mais aussi à l'Évangile : Que votre oui soit oui et que votre non soit non – Matthieu 5,37) selon laquelle, si quelque chose est vrai, alors son contraire est faux. C'est une logique très raisonnable et tout à fait nécessaire dans la plupart des cas de notre vie quotidienne mais, depuis la révolution de la physique quantique, elle a largement perdu son caractère universel. En effet, la physique quantique nous montre que si, à notre niveau de réalité, une onde et un grain de sable sont deux formes d'existence totalement opposées et incompatibles, le fondement de ce qui existe, aussi bien dans la matière que dans la lumière, est composé à la fois d'ondes et de corpuscules. Pour cela il faut introduire un autre niveau de réalité où ce qui est contradictoire à notre niveau devient complémentaire, comme peuvent l'être les deux faces d'une pièce de monnaie ou les deux visages du dieu Janus. Une « logique du tiers inclus » a été particulièrement développée dans le monde francophone par Stéphane Lupasco, puis par un de ses disciples, le physicien Basarab Nicolescu, mais on en trouve des traces parmi les fondateurs de la physique quantique, avec cette fameuse phrase de Niels Bohr : L'opposé d'une déclaration exacte est une fausse déclaration. Mais l'inverse d'une vérité profonde peut être une autre vérité profonde. Ce qui est une belle façon d’affirmer que si la logique classique est indispensable dans notre vie de tous les jours elle ne porte pas sur le fond des choses. Dans un tel cadre logique (qui fut déjà entrevu par Nicolas de Cues avec la notion de « conjonction des opposés » … et qui se trouve au centre du mystère principal du christianisme, la conception du Christ comme «vrai homme et vrai dieu ») on peut donc parfaitement concevoir que quelque chose soit à la fois vrai et faux (ou ni vrai ni faux) en fonction du niveau de réalité dans lequel vous le considérez. Une fois que nous avons franchi ces trois étapes, ne pas avoir de préjugés négatifs sur la notion de non-sens, comprendre qu'il y a un composant de la conscience qui échappe aux analyses et aux approches rationnelles, accepter la possibilité, dans un certain nombre de cas, d'une autre logique, celle du tiers inclus, alors nous sommes prêts pour commencer l'exploration fascinante que nous propose cet ouvrage. Car les différents types de non-sens analysés ici nous permettent de postuler l'existence de faculté inconnue de l'esprit, qui ouvre une porte vers des états de conscience alternatifs lui permettant de voyager dans d'autres réalités. Ce qui frappe le plus, quand on parle avec les témoins des expériences de mort imminente ou avec des mystiques, c’est le caractère ineffable de leur expérience, l’impossibilité pour eux de nous la transmettre avec des mots qui soit signifiants pour nous. Pour Raymond Moody, les auteurs de poèmes dépourvus de sens, les personnes pratiquant la glossolalie (parler en une langue inconnue et incompréhensible), les personnes atteintes de désordres neurologiques, (ou simplement temporairement perturbées) les amenant à faire des « salades de mots », les personnes qui s’apprêtent à mourir, les chamanes des différentes civilisations, expérimentent une dimension supplémentaire de la conscience que nous avons tous l'occasion de rencontrer… au cours de nos rêves, activité de la conscience qui est en permanence « truffé » de non-sens. Si cela peut vous mettre mal à l’aise de voir rassemblé sur le même plan des chamanes, des poètes, des mystiques et des malades mentaux, considérez un instant la découverte du docteur Dominique Laplane concernant la « conscience pure ». Certains de ses patients sont atteints d’une maladie qui supprime toute réaction. Si on les laisse seuls dans leur bain, ils n’en sortiront jamais. Mais dès qu’on les stimule, qu’on interagit avec eux, ils se comportent de façon quasi normale et peuvent entrer en relation avec leur entourage. Si on leur demande s’ils étaient conscients pendant la durée de leurs « absences » ils répondent : - Oui - Et à quoi pensiez-vous pendant ces moments-là ? - À rien. - C’est impossible, si on est conscient, on doit bien penser à quelque chose, avoir au moins des images qui nous traversent l’esprit… - C’est impossible pour vous docteur, mais pas pour moi ! Laplane établit une distinction absolument fondamentale entre la conscience et les contenus de la conscience. L’existence d’une « conscience pure » ou d’un état de « conscience vide » pendant lequel le sujet reste conscient bien que rien ne se passe dans son esprit, prouve que l’on ne peut pas identifier la conscience avec l’ensemble de ses contenus. Il semble que cette découverte constitue un progrès important de nos connaissances car des spécialistes comme Dennett, Damasio ou Crick ne peuvent même pas imaginer qu’un tel état existe. L’existence d’un état de « conscience pure » semble également recouper les témoignages de méditants orientaux qui parviennent, après de nombreux efforts, à cet état de « non-pensée ». Ici, nous serions dans la même situation avec le non-sens : les malades souffrant de maladies neuro-dégénératives accéderaient, à leur corps défendant, à des états auxquels l'homme peut accéder naturellement, exactement comme les personnes atteintes du syndrome de perte de l'auto activation expérimentent, bien malgré elles, les états atteints par certains mystiques. Des malades, à commencer par certains autistes, pourraient, par « effraction », ouvrir les portes d’autres formes de conscience. Parmi les très nombreux exemples que donne Raymond Moody, celui qui m'a le plus frappé est celui de Lewis Carroll décrivant la création de son poème La chasse au Snark. Beaucoup de gens se sont penchés sur la signification éventuelle que pouvait avoir ce poème dépourvu de sens. Lewis Carroll nous explique qu'il ne faut pas y chercher de sens caché mais surtout que les différentes strophes de ce poème se sont présentées à lui comme préexistantes : Un peu plus tard, le reste de la strophe m’est venu à l’esprit jusqu’à sa dernière ligne ; et donc petit à petit, à des moments perdus durant les deux années suivantes, le reste du poème s’est reconstitué de lui-même jusqu’à sa dernière strophe (page 120). Pour un philosophe platonicien comme moi c’est très perturbant… et très important. On imagine en général qu'il existe de toute éternité des types, un peu comme les concepts mathématiques, avec lesquels nos cerveaux peuvent entrer en contact, tandis que le reste serait, en quelque sorte, du bruit de fond. Le témoignage d'un homme aussi éminent que Lewis Carroll nous apprend que ce que nous pouvons considérer comme du bruit de fond a également sa forme d'existence dans l'invisible et peut être « capté » par un cerveau humain de la même façon que des vérités mathématiques, comme en témoigne de grands mathématiciens tels que Roger Penrose ou Alain Connes. Cela nous enseigne aussi qu’il faut renoncer à trouver un sens caché au non sens. Moody insiste sur ce point, il faut accepter le non sens comme une donnée située au-delà de toute forme de signification classique et non pas chercher à le décoder. Parmi les très nombreuses citations que contient cet ouvrage, celle qui m'a peut-être le plus marquée est celle de Chesterton quand il nous dit : il est impossible de faire ressortir l’âme des choses à partir de la seule logique. (page 149). Il parle bien entendu ici de la logique aristotélicienne, mais je dirais que même si la logique du tiers inclus permet un important progrès, elle ne nous permet pas d'accéder au fond des choses, à la réalité ultime. Cette phrase est comme une justification de l’existence du présent ouvrage, qui tente un exploit paradoxal (et l’auteur en est bien conscient) : analyser rationnellement ce qui est au-delà de la raison ! La démarche que propose cet ouvrage est donc une « pierre de rosette » pour essayer de mieux appréhender ce que rapportent les témoins d'une expérience de mort imminente ou les mystiques, et enrichir la compréhension que nous avons de notre conscience en découvrant ce que Raymond Moody appelle un « flottement libre de la conscience » ou un « état de conscience surréaliste particulier ». Mais c'est au dernier chapitre que l'on comprend l'ambition véritable de la démarche de Raymond Moody. Il s’agit de relever le défi lancé à tous les croyants par David Hume, et à sa suite par de nombreux philosophes positivistes ou analytiques, quand ils affirment que l’idée même d'une vie après la mort est absurde et insensée, la mort étant, par définition, la fin de la vie (on comprend mieux au passage pourquoi l’ouvrage majeur de Raymond Moody s'appelle La vie après la vie et non La vie après la mort). Moins connu des lecteurs francophones, Hume est extrêmement influent dans le monde anglo-saxon, et il a contribué à façonner une pensée matérialiste, celle de la modernité qui, à rebours de toutes les autres civilisations, décrète que la question de la vie après la mort n'est même pas une question. Voilà ce qu’il nous dit : Par la seule lumière de la raison, il semble difficile de prouver l’immortalité de l’âme [...] Par quels arguments ou par quelles analogies pouvons-nous prouver un état d’existence que personne n’a jamais vu et qui ne ressemble aucunement à tout ce qu’on a jamais vu ? [...] Il faut pour cela quelque nouvelle espèce de logique et quelques nouvelles facultés de l’esprit, qui puissent nous rendre capables de comprendre cette logique. L’analyse du texte montre que, lorsqu’il mentionne « une nouvelle espèce de logique et des nouvelles facultés de l’esprit », c’est une façon d’enterrer à jamais la question (« revenez quand votre esprit aura acquis de nouvelles facultés ! »). « Eh bien, banco » lui répond Moody ! Ce n'est pas parce que quelque chose n'a pas de sens que l'on ne peut pas l'analyser rationnellement, nous avons à notre disposition la logique non aristotélicienne, et le non sens, qui nous permet de pénétrer dans d’autres dimensions, est un signe de l’existence de nouvelles facultés de l’esprit (nouvelles par rapport aux conceptions de la science moderne, mais qui étaient connues des autres civilisations) ! Mais l’ambition de Raymond Moody va bien au-delà d'une simple légitimation de l'étude de la question d'une vie après la mort. Ultimement, il s’agit de fournir aux futurs explorateurs de la conscience de nouveaux outils pour décrire le monde qu'ils auront entrevu. Il fait le pari que lorsque certaines personnes familiarisées avec les différentes formes de non-sens qui sont présentées dans cet ouvrage feront un jour une expérience de mort imminente, les récits qu'ils rapporteront seront très différents des récits actuels, qui sont profondément limités par le fait que ceux qui ont fait l’expérience ne peuvent la décrire qu’avec des propos ayant un sens pour une civilisation comme la nôtre, « prisonnière » de l'espace, du temps, de l’énergie et la matière. Se familiariser avec les formes de non sens, c’est s’affranchir des limitations qui s'appliquent à notre monde pour aller explorer des dimensions entrevues aussi bien par les mystiques, les chamanes, les poètes, certains malades, les mourants et ceux qui ont vécu une expérience de mort imminente. Si cela se réalise un jour, alors Raymond Moody aura donné la pierre de rosette qui manquait aux explorateurs des « états surréalistes de la conscience » et aura apporté à l'humanité quelque chose d'encore plus important que son best seller La vie après la vie. C’est ce qui fait l’enjeu et l'importance de l'ouvrage que vous allez lire maintenant. Par Jean Kovalevsky
L’objet de ce texte est de vous faire partager quelques réflexions sur la complémentarité des richesses spirituelles et intellectuelles que nous offrent la Religion d’une part, et la Science de l’autre, ce qui m’amènera évidemment à traiter des relations qui existent entre elles. Je voudrais pour cela dépasser les aspects, qui ont d’ailleurs évolué au cours des siècles, pour transcender aussi bien la vision réductrice d’une Science isolée que celle d’une Religion considérée séparément du monde matériel, ou alors comme située au-dessus de tout. Je souhaite présenter un point de vue que je désirerais voir contribuer à une certaine convergence des approches si différentes que la Science et la Religion suivent dans leur recherche d’une description d’une Réalité qui, à mon avis, est unique.Avant d’aborder ce problème, faisons une remarque préliminaire. N’ayant lu que fort peu d’ouvrages sur ce sujet et n’ayant aucune culture théologique ou philosophique sérieuse, je livre ici des réflexions toutes personnelles, étant conscient que certains aspects que je vais aborder ont été certainement traités ailleurs bien mieux que je ne saurais le faire. Je me baserai donc uniquement sur la connaissance que j’ai de la pensée et des méthodes scientifiques et des enseignements de la religion Chrétienne. Cela dit, il est incontestable que cette tentation d’unifier les diverses approches de la Vérité est très ancienne puisqu’on la trouve dans les religions qui ont toutes une certaine cosmologie. Je ne citerai, pour la Religion Chrétienne, à part les récits de la Bible, que le point de vue de Saint Thomas d’Aquin (le Thomisme est toujours très vivant parmi les Catholiques) ou encore celui de Teilhard de Chardin. AntinomiesSciences et Religions ! Voilà bien deux domaines qui paraissent disjoints et passablement contradictoires. Disons que ces disciplines sont antinomiques. Certes, elles ont en commun de décrire chacune une certaine Réalité (et aussi, peut-être qu’elles considèrent toutes deux l’œuvre de Dieu, même si les savants athées ne le savent pas). Mais pour y parvenir, le cheminement est distinct et il ne faut pas s’étonner que leurs conclusions soient d’ordre différent. La Science adopte une approche dite de « méthode scientifique », mélange en proportions diverses d’observations, d’expérimentations et de déductions théoriques. La Religion est basée sur une révélation, mais contient également certaines formes d’expériences et de faits historiques, alors que l’exégèse joue un rôle important dans l’interprétation des textes. On reviendra plus loin sur ces aspects qui sont peut-être moins opposés qu’on pourrait le penser de prime abord. Pourtant, la différence entre les approches et une dissimilitude des discours produisent soit une situation conflictuelle, soit l’annexion de l’une par l’autre, soit encore une ignorance dédaigneuse de l’une pour l’autre. Dans le premier cas, la Religion a la tentation d’inclure dans sa conception du Monde certains résultats scientifiques tout en rejetant ceux qui lui paraissent contraires. Ainsi, par exemple, si certains aimeraient considérer le Big Bang comme une preuve de la création du monde par Dieu, d’autres rejettent la théorie de l’évolution des espèces en maintenant à la lettre les récits de la Genèse biblique. Inversement, les matérialistes scientifiques, sans parler des scientistes, rejettent toute idée de Dieu et, en tous les cas, considèrent que la Science se suffit à elle-même. Au mieux, il y a une séparation totale comme s’il s’agissait de deux mondes différents. C’est d’ailleurs la position prise par de nombreux scientifiques croyants même à l’heure actuelle : pour eux, il n’y a pas plus de rapports entre la Science et la Religion qu’entre la musique et la construction d’un barrage hydroélectrique, l’existence des deux n’étant pas remise en cause. Certes, un ingénieur des travaux publics peut aussi être mélomane sans pour autant composer des chants à la gloire du barrage de Serre-Ponçon. Mais, pour ma part, je ne peux pas, en tant que scientifique croyant aux Réalités présentées par la Science et la Religion, les dissocier et ne pas ressentir qu’il s’agit là de deux manières d’approcher quelque chose qui est UN et pour lequel on devrait un jour trouver une description synthétique. En effet, le Monde, (et je donne à ce mot le sens de tout ce qui existe, en opposition au mot Univers qui se rapporte au monde matériel étudié par l’Astronomie et les autres sciences) est tel que chacune de ces deux Réalités s’applique. Il doit ainsi y avoir une description cohérente qui les inclut toutes les deux. J’ai dit que Science et Religion sont antinomiques. Cela ne veut pas dire contradictoires. En nous référent au Littré, nous lisons que l’on peut concilier une antinomie. En prenant le sens que Kant donne à ce mot (sans pour autant le suivre dans toute sa logique), l’antinomie est une contradiction naturelle qui résulte non d’un raisonnement vicieux, mais des lois même de la raison toutes les fois que, franchissant les limites de l’expérience, nous voulons savoir de l’Univers quelque chose d’absolu. Une antinomie peut être résolue par une synthèse ; c’est bien ce que nous voulons faire. Antinomies en Religion et en ScienceOr, si l’on analyse cette notion d’antinomie, on constate qu’elle est profondément ancrée dans la doctrine chrétienne. Lorsqu’une antinomie se présente, elle tente non de faire un choix, mais d’en faire la synthèse. Ainsi, par exemple, un, deux et trois sont des notions bien distinctes. Or, le dogme trinitaire nous enseigne que Dieu est Unité–Trinité (Trinité consubstantielle et indivisible). Ce serait une erreur du point de vue chrétien d’y voir une contradiction sous forme d’une opposition entre monothéisme et polythéisme. Il faut transcender cette contradiction apparente : c’est là le fondement de la théologie chrétienne. On pourrait décrire de la même façon l’antinomie de présenter le Christ comme étant à la fois Dieu et Homme. Cette façon de résoudre les antinomies par une synthèse est tout à fait chrétienne et peut s’étendre à d’autres couples opposés tels que vie et mort ou corps et âme. Ainsi la mort n’est pas un aboutissement marquant la disparition de la vie, mais un passage qui la préserve. Le Chrétien garde ce passage présent à l’esprit, mais en attendant, il doit vivre pleinement. L’acceptation de la richesse de la dualité antinomique n’est certes pas aisée. Elle l’est peut-être encore moins à l’heure actuelle où on a tendance à tout opposer et réduire à des choix par oui ou non. C’est le syndrome du tout ou rien : le binaire 0 ou 1 des ordinateurs ou encore la logique du tiers exclu. Par exemple, pour en revenir aux religions, le Judaïsme a refusé l’antinomie Christ-Dieu. Plus tard, l’Islam attaquera violemment le dogme trinitaire au nom du monothéisme. C’est la raison pour laquelle j’estime que la pensée chrétienne est mieux préparée que d’autres à refuser l’opposition illustrée par la conjonction « ou » et à examiner la synthèse amenée par la conjonction « et », notamment entre elle-même et la Science. Au demeurant, de façon générale, le refus de telles synthèses conduit à des positions tranchées qui sont le fait des intégrismes religieux et des divers sectarismes. La pensée scientifique, marquée par le rationalisme déductif, notamment sous l’influence des mathématiques, a également de grandes difficultés devant une situation antinomique. Elle y est cependant de plus en plus invitée par l’expérience. Ainsi, la lumière est à la fois, selon la manière dont on l’observe, onde et particule. On sait que l’acceptation de cette antinomie a donné, par sa résolution, naissance à la théorie des quanta, une des théories les mieux prouvées de la Science moderne. On peut citer d’autres antinomies scientifiques : le chat de Schrödinger est mort et vivant à la fois, l’Univers est à la fois fini et sans bornes, une particule pourrait être en deux endroits différents en même temps, le temps est une notion relative et s’écoule différemment selon la vitesse des horloges (jumeaux de Langevin), etc… En parallèle, la pensée chrétienne s’est dégagée d’un conformisme littéral vis-à-vis des Écritures. Les exégèses, basées sur une meilleure connaissance historique et culturelle du peuple Juif et de leurs voisins et établies sur des raisonnements déductifs que ne renieraient pas les scientifiques les plus puristes, ont progressivement dégagé l’essentiel de la foi des croyances et traditions annexes. Le croyant peut maintenant bien mieux présenter sa religion d’une manière plus pure et plus raisonnée qu’autrefois. L’Église, elle-même, loin de rejeter la pensée rationnelle, appelle à resserrer les rapports entre la Science et la foi et à ne pas négliger l’apport de la raison dans l’approfondissement de la foi. Ainsi, les modes de pensée chrétiens et scientifiques se rapprochent et ont plus de points communs aujourd’hui qu’il y a un siècle. Je pense qu’on peut, et même qu’on doit, aller plus loin. Les vérités enseignées par la Science et la Religion sont apparemment antinomiques, mais comme dans les exemples précédents, on devrait pouvoir les rassembler en une sorte de synthèse. On vient de voir que les pensées scientifiques et religieuses se sont rapprochées par le fait qu’elles sont capables d’établir une synthèse de certaines antinomies. Un autre point de rapprochement est que les façons dont chacune approfondit et annonce sa vérité présentent aussi de fortes analogies. C’est ce que je voudrais maintenant montrer en les présentant successivement. La méthode scientifiqueLa Science est basée sur l’observation et l’expérimentation. Elle dispose d’un certain nombre d’outils tels que les récepteurs, les appareils de laboratoire, les ordinateurs, etc…(je simplifie évidemment). À l’aide de ces outils, on fait des mesures, on décrit de phénomènes. Mais une mesure n’est pas seulement un nombre, et une observation n’est pas seulement la relation d’un fait. Une mesure doit être accompagnée des conditions dans lesquelles elle a été réalisée (par exemple, la température, le champ magnétique, l’éclairement, etc…). De même, les faits rapportés doivent l’être dans leur contexte (par exemple, le comportement d’un animal correspond-t-il à une situation de peur, d’agressivité, de faim, défend-t-il son territoire, etc…?). Ces détails sont fondamentaux car le stade suivant est la recherche des relations de cause à effet ou des corrélations avec certains paramètres en vue de généraliser le phénomène en éliminant les conditions secondaires. L’observation ou la mesure se répète-t-elle lorsqu’elle est effectuée dans des conditions voisines ? Sinon quels paramètres faut-il fixer pour en assurer la répétitivité ? De quels paramètres ce phénomène dépend-t-il et de quelle façon ? En effet, deux dangers guettent le scientifique : 1- les généralisations hâtives (tous les chats de la ville sont gris parce qu’on en a vu trois de suite qui étaient gris). 2- la mise en cause du hasard (tel volcan est-il devenu actif par hasard, ou y a-t-il des causes profondes à détecter ?). Pour éviter ces errements, on s’appuie sur des théories c’est-à-dire des énoncés qui décrivent un certain nombre de phénomènes et qu’on essaie d’utiliser pour en expliquer un nouveau. On les appelle parfois « lois de la nature » (par exemple, la loi de la gravitation universelle, les lois de l’électromagnétisme, celles de la génétique, la mécanique quantique, etc…). Ces théories subsistent tant qu’on n’a pas trouvé un phénomène qui les contredise. Toute nouvelle vérification expérimentale ajoute à la crédibilité d’une théorie. Une seule expérience bien établie qui contredit une théorie suffit à en prouver l’insuffisance et conduit à une avancée théorique génératrice de progrès. Les nouvelles théories englobent les faits précédemment avérés plus d’autres. On notera qu’à ce stade, l’imagination scientifique est un atout précieux : l’intuition joue un rôle important dans les découvertes. Mais il est intéressant de discuter la manière dont ces théories ou ces lois sont présentées. Les modèlesEn réalité, l’énoncé de ces théories ou de ces lois sous-entend la formule « tout se passe comme si… ». Newton l’a explicitement employé en énonçant sa loi de la gravitation universelle. Plus tard, l’observation du mouvement de la planète Mercure a montré que celui-ci n’y obéissait pas tout à fait. Alors Einstein l’a remplacée par un énoncé basé sur un principe totalement différent : tout se passe comme si l’espace était déformé par la présence de matière, les planètes suivant des trajectoires déterminées par la courbure d’un tel espace. Mais la loi de Newton reste une excellente approximation. Dans le langage scientifique moderne, le « tout se passe comme si » s’appelle « modèle ». Ce mot est révélateur: la Science ne prétend pas atteindre la Réalité, mais en donne une description ou, si on préfère, une transcription. Cette notion de modèle est omniprésente dans la Science. L’avènement des ordinateurs en a multiplié l’usage. On modélise une étoile, le climat, une molécule complexe, la trajectoire d’une particule ou les remous provoqués par un avion. On se donne les lois physiques qui gouvernent le phénomène et on écrit les équations qui représentent ces lois appliquées à l’objet étudié dans les conditions où il se trouve, puis on les résout. La solution est comparée aux observations et on modifie éventuellement les hypothèses jusqu’à satisfaire les observations. On obtient ainsi un modèle du phénomène qu’on peut d’ailleurs faire évoluer en modifiant des paramètres. On voit ainsi qu’un modèle est une construction abstraite qui permet de décrire un objet ou un phénomène, que ce soit sous la forme d’analogies, de formules mathématiques, d’un ensemble d’hypothèses, de graphiques, de représentations imagées, etc…Il est important d’insister sur le fait que ce n’est pas la Réalité qui est rétablie (on ne sort pas une étoile d’un ordinateur !), mais bien une représentation simplifiée sous une forme qui en facilite la compréhension. Ainsi, pour en revenir à l’exemple d’un modèle d’étoile, on donnera les distributions des températures, des pressions et de la matière à l’intérieur d’une étoile telles que les caractéristiques observées à sa surface (spectre, température, dimensions) soient retrouvées. Mais rien ne prouve que le modèle trouvé soit le seul possible et qu’il reste des éléments inconnus qu’on n’ait pas encore mis en évidence. On a parlé, dans un autre contexte (théorie quantique des particules élémentaires) de « réalité voilée » lorsqu’il est fondamentalement impossible de représenter un phénomène dans tous ses détails. Je dirai volontiers que, de la même manière, tout modèle ne dévoile qu’une partie de la réalité et ce d’une façon indirecte. La Vérité scientifique est donc toujours présentée et même connue de manière cryptée, incomplète ou encore voilée. De là à nier l’existence d’un monde objectif et considérer que tout est image est une tentation à laquelle certains ont cédé, mais je ne les suivrai pas sur cette pente qui mène au nihilisme total. Un autre aspect de la Science, qui a profondément marqué son image, est son pouvoir de prédiction. Le Scientisme du 19e siècle, à la suite de Laplace, est basé sur le fait que si l’on connaissait parfaitement les causes (c’est-à-dire les lois de la Nature) et les conditions initiales exactes d’un phénomène évolutif (par exemple les positions des planètes à un instant donné), on pourrait en déduire exactement son évolution dans l’avenir. On sait maintenant que certaines lois de la physique macroscopique ont un caractère statistique basé sur la loi des grands nombres (2e principe de la thermodynamique) alors qu’en physique des particules, il existe une incertitude fondamentale (d’après le principe de Heisenberg, on ne peut pas observer avec une grande précision à la fois la position et la vitesse d’une particule). D’autres lois parfaitement déterministes, comme la loi de la gravitation universelle, peuvent conduire à des situations instables menant à une incertitude sur l’évolution d’un système, d’autant plus forte qu’on ne peut pas connaître avec une précision infinie les conditions à un instant donné (chaos déterministe). On a aussi introduit la notion de chaos quantique. Tout ceci contribue au flou de la réalité physique et même des modèles tendant à la représenter. Pour terminer ce tour d’horizon de la représentation de la Réalité scientifique il faut signaler un autre danger dont l’image de la Science souffre parfois. Il est certes bon de présenter au public les résultats et les théories scientifiques, mais souvent la vulgarisation simplifie encore plus, parfois à outrance, les modèles. Ceci donne des images simplistes de la Réalité, en supposant qu’en ce faisant, elle n’est pas trahie, ce qui est malheureusement souvent le cas. La ReligionL’originalité des religions est qu’elles sont basées sur une révélation. Mais cela ne suffit pas. Il ne suffit pas de se déclarer messie ou gourou pour imposer le message qu’on a reçu (ou que l’on a cru recevoir). Les confirmations isolées ne sont pas suffisamment crédibles pour établir une religion. La révélation n’est vraiment admise comme telle que si elle est accompagnée et suivie de très nombreuses expériences personnelles ou collectives, solitaires ou partagées. Il peut s’agir de faits observés, de témoignages, d’expériences mystiques ou spirituelles, de rencontres, de réflexions, de conversions soudaines ou progressives. Certaines de ces expériences sont ésotériques, d’autres sont transmissibles. C’est cette transmission qui fait, par exemple, la force et la continuité des ordres monastiques. C’est l’accumulation de ces évènements qui constitue le terreau sur lequel la Religion se développe, confortée par la Tradition et les approfondissements doctrinaux et constituant en définitive, un ensemble tout aussi impressionnant que les bases d’une théorie scientifique. Cependant, dans la mesure où la description des faits religieux n’a pas la rigueur des mesures ou des observations scientifiques et que, d’autre part, elle passe par une interprétation personnelle, sinon émotionnelle, elle se trouve être beaucoup plus sensible à l’environnement culturel ou philosophique. Pourtant, la Science fourmille également d’erreurs associées à des préjugés. Ainsi, des exemples récents, comme les théories de Lyssenko, montrent que la Science n’est toujours pas à l’abri d’erreurs associées à un préétabli philosophique ou politique. Prenons l’exemple de la Religion chrétienne. La révélation fondamentale se trouve dans les Évangiles, encore qu’elle ait été préparée par les révélations de l’Ancien testament. Les Évangiles relatent des faits et transmettent l’enseignement du Christ, ce qui concourt à établir la véracité historique et le contenu du dogme. Je voudrais, à titre d’exemple, attirer particulièrement l’attention sur l’enseignement relatif au Royaume de Dieu. Il est donné sous forme de paraboles. Or, qu’est-ce qu’une parabole sinon une vérité profonde et indescriptible représentée par une analogie qui utilise une image ou un récit suggéré par l’environnement culturel des auditeurs ? Ainsi, le Royaume de Dieu est présenté par plusieurs paraboles commençant par les mots « à quoi comparerais-je le Royaume des Cieux? Il est semblable à… ». C’est exactement l’équivalent d’un modèle en Science. L’amour de Dieu pour les hommes est présenté comme celui d’un père pour son fils prodigue ou du patron donnant le plein salaire à des ouvriers n’ayant travaillé qu’une heure. Ce sont encore des modèles. Je dirais même de la vulgarisation. Ce sont encore des modèles que l’Église Orthodoxe présente aux fidèles sous forme d’icônes. À première vue, ce sont des représentations stylisées de personnages ou d’évènements, bien différentes des peintures religieuses occidentales. Ce sont des modèles que le croyant interprète comme des fenêtres sur le Royaume de Dieu en les vénérant, ce qui contribue à l’affermissement de leur foi. C’est à travers elles qu’il prend contact avec cette réalité religieuse si difficile à cerner. Cependant, la réceptivité à ces représentations a un côté culturel. D’autres sont plus sensibles à d’autres modèles ou symboles comme le cierge pascal ou les lieux d’apparition de la Sainte Vierge. Ces symboles et ces modèles sont, dans la Religion, encore plus éloignés de la réalité qu’ils représentent qu’en Science. Il s’ensuit que, bien plus encore que dans le cas de la Science, la connaissance religieuse est partielle et imparfaite et sa transmission est encore plus simplificatrice et déformante. On peut donc dire que la Réalité religieuse nous parvient, tout comme la Réalité scientifique, sous une forme voilée. La difficulté supplémentaire est que l’interprétation est plus personnalisée, ce qui peut expliquer la diversité des grandes familles religieuses chrétiennes. Interpénétration de la Science et de la ReligionUne position très fréquemment prise est la suivante : à chacun son métier et les vaches seront bien gardées : laissons à la Science le soin de dévoiler le « comment » des phénomènes naturels et que la Philosophie ou la Religion réfléchissent sur leur « pourquoi ». C’est net, mais bien simpliste, puisque les deux s’intéressent au même Monde. Le meilleur moyen d’éviter les conflits n’est-il pas de ne pas piétiner les plates-bandes de l’autre ? Cela revient à refuser intégralement l’approche de l’autre, donc à acculer l’une à un dogmatisme intégriste et l’autre à un matérialisme et le scientisme non moins sectaire. Ces deux points de vue extrêmes sont beaucoup trop rigides. Cela revient à résoudre l’antinomie entre les deux approches par une séparation binaire définitive. Or, bien au contraire, un dialogue doit s’instaurer en vue de rechercher une réponse synthétique à certaines questions fondamentales communes. De même qu’il n’est pas possible de répondre à la question du pourquoi sans connaître le comment, inversement, une vision globale du Monde ne peut se passer d’une interprétation philosophique explicite ou implicite des grands problèmes qui se posent à l’esprit. Donnons quelques exemples. L’Univers est tel que des êtres vivants, puis pensants ont pu apparaître. Avant d’en discuter le pourquoi, c’est à la Physique de poser correctement le problème. C’est aux scientifiques de dire entre quelles limites les valeurs des quelques constantes universelles doivent se situer pour que des éléments lourds puissent se former au sein des étoiles, pour que l’Univers n’ait pas implosé avant que la vie ait pu apparaître, pour que des réactions chimiques complexes puissent se produire sous certaines conditions et que les constituants biologiques de base ainsi formés soient stables, etc… Si, comme certains calculs tendent à le montrer, les intervalles favorables sont très faibles, alors le problème du hasard ou d’une Volonté extérieure se posera à la fois à la Science et à la Religion et il serait malhonnête de part et d’autre de l’éluder, même si on peut s’attendre à ce que plusieurs réponses soient proposées. Un autre exemple est donné par la constatation que, contrairement à la Mécanique statistique qui régit la Thermodynamique, on constate une tendance fréquente sinon générale à la formation d’éléments de plus en plus complexes (atomes lourds, molécules simples, puis celles qui caractérisent la vie). On constate que cette tendance est génératrice de progrès, ce qui pose immédiatement la question du pourquoi. Science et Religion ont toutes deux leur mot à dire (c’est d’ailleurs ce qu’a tenté de faire Teilhard de Chardin). L’une sans l’autre ne pourra donner qu’une réponse incomplète : les scientifiques auraient tendance à y mettre, volontairement ou non, un préalable positiviste ou métaphysique tandis qu’une interprétation strictement religieuse, non basée sur des résultats scientifiques, mènerait à un créationnisme primaire. On pourrait de même approfondir les mystères de la Vie, qu’il s’agisse de sa nature ou de son origine, en confrontant les approches religieuses de ces problèmes aux acquis de la Science. On pourrait en dire autant de l’origine de l’Univers ou du destin de l’Humanité, etc… Bien que toujours voilé, ce qui sortira de cette synthèse aura une légitime prétention d’être plus complet et se rapprocher de la Réalité profonde. C’est en tous les cas dans ce sens qu’il faut aller pour résoudre l’antinomie entre la Science et la Religion, ces deux classes d’approche de la Vérité. Pour aller plus loin, il est utile d’aborder cette notion de vérité des points de vue de la Science et de la Religion. Vérité scientifique et Vérité religieuseLa Science et la religion prétendent, par des cheminements dissemblables, mais qui ne s’excluent pas, chercher la vérité et la transmettre. Malgré la différence de leurs approches, elles procèdent pourtant en partie de la même logique. Nous avons vu que les résultats des recherches scientifiques se présentent sous forme de modèles que l’on cherche à rendre cohérents entre eux, avec les observations et avec les lois fondamentales de la Physique. Ces modèles permettent aux scientifiques de donner une représentation accessible des observations et des mesures et de rendre compte de la répétitivité des effets lorsque les causes sont fixées. Dans le cas de la Religion, dans laquelle les dogmes jouent le même rôle que les lois de la Physique en Science, les modèles sont constamment confrontés aux expériences religieuses et spirituelles des croyants, la cohérence de l’ensemble étant un des objectifs des théologiens. Je voudrais insister sur cette analogie. De même que les théories scientifiques évoluent lorsque les observations l’exigent, il y a aussi enrichissement de la théologie lorsqu’il y a consensus parmi les fidèles qui vivent leurs expériences religieuses. Les exégètes et les théologiens sont, en religion, les équivalents des théoriciens en Science. De même que les expériences ou observations scientifiques capitales conduisant à des lois sont reconnues par toute la communauté scientifique et deviennent incontournables pour modéliser la Réalité, les expériences mystiques essentielles sont reconnues par le biais de nouveaux dogmes chez les Catholiques, une évolution plus progressive et plus nuancée chez les Orthodoxes, une certaine libéralisation des concepts chez les Protestants et aussi par des béatifications ou des canonisations, par la création d’ordres religieux nouveaux ou plus simplement par consensus, et contribuent ainsi à enrichir la vérité religieuse et sa tradition. Peut-être est-ce parce que les deux approches sont liées à la façon dont fonctionne l’esprit humain, mais le fait est que la recherche de la Vérité suit un processus analogue en Science et en Religion et ceci, avec la même rigueur. Certes, les « preuves » de ces vérités ne sont pas du même ordre, mais elles sont issues de la même démarche. La preuve de la Relativité restreinte se trouve par exemple dans les mesures effectuées dans les accélérateurs de particules. La preuve de Dieu se trouve dans les témoignages ou les expériences mystiques. Bien entendu, n’importe qui ne peut pas renouveler personnellement des expériences mystiques. Est-ce une raison pour les nier ou en nier la signification ? Je défie l’homme de la rue de renouveler pour son propre compte une expérience d’accélération des particules. Est-ce une raison pour en nier les résultats et leurs conséquences théoriques ? Tout le monde n’est ni Einstein, ni Sainte Thérèse de Lisieux. Dès lors se pose le problème de la communication et de l’adhésion à ces Vérités. Confiance et FoiJe suis scientifique. Je comprends les méthodes de recherche et de raisonnement utilisés par mes collègues, mais dans 99 % des cas, je suis incapable de vérifier leurs expériences ou de les suivre dans leurs déductions conduisant aux modèles qu’ils me proposent. Pour moi, et pour prendre des exemples dans des sciences très diverses, l’action de l’ARN ou des neurotransmetteurs, le calcul des prédicats, la théorie des quarks ou l’organisation des cristaux liquides, c’est de l’hébreux. Pourtant, je fais confiance à mes collègues et crois en leurs résultats, de même qu’ils me font confiance quand je leur présente ma spécialité scientifique que, en général, ils ne comprennent pas mieux. Je leur fais également confiance, même si au cours des recherches d’explication on voit apparaître des modèles divergents, parce qu’en définitive, il y a tout un réseau de relations entre les diverses sciences qui réunit l’ensemble des résultats scientifiques en une globalité cohérente. Cela n’exclut pas l’esprit critique. Il y a des erreurs scientifiques (et même des faux). On entend dire, et je l’ai moi-même dit : « je ne crois pas à ce résultat. » Cela se produit lorsqu’il se rapporte à un domaine que je connais, soit qu’il contredise mon expérience, soit qu’il heurte mes vues personnelles, vues forcément limitées, sur l’Univers physique. Si ces résultats se confirment, je dois les accepter et modifier mes idées. Mais il arrive aussi que des résultats annoncés comme étant sérieusement vérifiés, souvent médiatisés à outrance, se trouvent finalement être inexacts, justifiant alors le scepticisme qui les avait accueillis (exemple, la mémoire de l’eau, la cinquième force ou les avions renifleurs). Ces résultats hétérodoxes prennent extérieurement des allures scientifiques et c’est un rôle vital que de faire le tri aussi rapidement que possible car ils font un tort considérable à la Science. Ainsi, en dépit de ces errements, mais en ayant confiance dans la communauté des scientifiques pour séparer l’ivraie du bon grain, je crois en la Science et en ses résultats. Je suis Chrétien. Je comprends qu’il existe une vision religieuse du Monde et j’en ressens profondément la nécessité. Mais je suis à 99 % incapable de vérifier ce que l’on m’enseigne. Je n’ai pas eu d’expérience mystique, je suis nul en théologie, je suis incapable de soutenir une discussion sur le péché originel ou sur l’immaculée conception, mais je fais confiance à tous ceux, très nombreux, qui ont témoigné de leurs pratiques mystiques, à ceux qui vivent quotidiennement leur foi chez eux ou dans les monastères, et surtout, à cette tradition bi-millénaire qui est le fruit d’une immense accumulation d’expériences et qui constitue un tout cohérent et harmonieux. En d’autres termes, je fais confiance à tous ces témoignages et à toutes les confirmations qu’ils impliquent et cette confiance affermit ma foi. Dans ce domaine aussi, les erreurs existent. On a dit qu’une religion est une secte qui a réussi, tout comme en Science, il y a de nombreuses idées qui n’ont pas réussi. Si des sectes ne réussissent pas, c’est parce qu’elles ne recueillent pas le fonds de témoignages concordants nécessaire pour asseoir une religion. Comme en Science, en définitive, le tri se fait. Ainsi, ce parallélisme m’inspire la même confiance vis-à-vis de la Religion chrétienne que vis-à-vis de la Science. C’est pourquoi, dans ces conditions, il me paraît nécessaire qu’une vision du Monde doive comporter des éléments pris dans chacun des domaines avec un enrichissement mutuel. L’effort à faire pour y arriver est de résoudre leur antinomie par une synthèse issue d’un dialogue confiant. Ces deux visions devront se compléter et même se rejoindre et constituer un outil beaucoup plus efficace pour la connaissance et la compréhension du Monde que chacune d’entre elles prise séparément. C’est, en tous les cas, une telle synthèse, d’ailleurs toute personnelle, qui me permet de concilier ma foi Chrétienne et mon expérience scientifique. Une telle vision synthétique me permet de donner un sens au Monde, sans lequel j’aurais un sentiment d’incomplétude. Il y a une circonstance particulière qu’on ne peut pas éluder : malgré quelques variantes, la connaissance scientifique est globale, alors qu’il y a plusieurs grandes religions. Ce fait incite les matérialistes à prétendre que cela prouve que les religions sont vides de sens. Mais à l’examen, il faut constater qu’il y a un fonds commun à toutes les religions : la force de la Mystique, la puissance de l’Esprit qui peut interagir avec le monde matériel, la reconnaissance d’un Dieu – qu’il soit unique ou qu’il y en ait plusieurs – et une certaine possibilité de communiquer avec lui ou eux, le caractère non inéluctable ou définitif de la mort, etc… Il est certain que des adeptes d’une autre religion que la mienne pourraient tenir le même raisonnement que moi et justifier tout autant leur confiance en leur foi. Si l’on compare l’objectif d’une vie religieuse à l’escalade d’une montagne (encore un modèle !), il se peut qu’il y ait plusieurs voies pour l’atteindre. Mais il est essentiel de suivre celle qu’on a choisie et en laquelle on a confiance, car essayer d’en changer en cours de route, c’est prendre le risque de s’égarer ou de tomber dans un précipice. C’est pourquoi cela ne me gêne pas qu’il y ait d’autres religions qui sont fort respectables et peut-être aussi efficaces pour atteindre le sommet. Toutes peuvent apporter un plus à la vision du Monde purement scientifique. L’histoire des sciences nous donne un élément de comparaison. En effet, elle est apparue dans des pays très différents. Les sciences chinoise, assyrienne, inca, égyptienne, grecque sont très différentes. Pourtant, elles donnaient toutes des descriptions, des modèles valables à la précision qu’on pouvait alors atteindre, notamment pour les phénomènes astronomiques, la géométrie, la métallurgie, la mécanique. De même, les sciences appartenant à une même lignée se sont considérablement modifiées au cours des siècles. La Science du Moyen Âge, celles des 17e ou 19e siècles et la Science moderne ne se ressemblent pas. Pourtant toutes comprennent une portion de vérités scientifiques plus ou moins approximatives, plus ou moins bien exprimées, mais exactes. Qui peut dire ce que sera la Science du 22e siècle ? Pourquoi ce qui s’applique à la Science ne s’appliquerait-t-il pas aux religions si elles ont un certain fonds de Vérité, plus ou moins grand, plus ou moins bien exprimé ? Exemple de SynthèseOn en arrive dès lors au raisonnement suivant. Il est une Vérité scientifique et une Vérité religieuse. De plus, par définition, le Monde est unique puisqu’il contient tout ce qui existe. Or, Dieu existe (c’est la Vérité première des religions), et par conséquent il est dans le Monde. Donc, une Cosmologie totale doit l’inclure. Toutefois, comme l’étude scientifique de l’Univers matériel, avec ses trois dimensions et le temps, n’a pas permis de trouver Dieu, il faut en conclure qu’il transcende l’Univers matériel et qu’il faut étendre à d’autres dimensions le Monde qui nous concerne. Tout comme un être à trois dimensions pourrait toucher du doigt des êtres hypothétiques à deux dimensions vivant dans un plan sans qu’ils puissent même imaginer comment il est, Dieu pourrait être parmi nous et même en nous sans que nous nous en doutions. Dans un tel hyper-univers difficilement accessible autrement que par des modèles, mais que, d’ailleurs, les mathématiciens sauraient définir, Dieu et l’Univers matériel soit coexisteraient, soit seraient en symbiose. Une telle éventualité permettrait de résoudre l’antinomie Science-Religion tout en expliquant l’impossibilité de se représenter Dieu. Des qualificatifs tels que « Amour » ou « Vie » qu’on tente de Lui donner ne sont pas mesurables mais permettent, comme le prétend la Religion chrétienne, d’avoir une parcelle présente en nous (« le Royaume de Dieu est en vous »). Ainsi l’homme aurait une composante dans cette autre dimension extérieure à notre Univers matériel. On pourrait appeler cette composante « Âme ». Dans une telle vision, la Religion et la Science jouent un rôle complémentaire. D’ores et déjà, certaines propriétés de l’association onde-particule (expérience d’Aspect) ne sont pas compréhensibles dans l’état actuel de la Science et on a proposé de faire intervenir une autre dimension qui pourrait expliquer une transmission instantanée de l’information. Ce n’est pas pour autant la dimension divine, mais cela montre seulement que se restreindre à ce qui est directement accessible, à l’observation physique et à nos modèles actuels, est insuffisant. « Il y a aussi d’autres domaines, qui sont encore tabou dans la Science moderne, mais qui pourraient jeter des lueurs sur les relations avec l’Univers spirituel. Je ne citerai que les actions à distance comme l’hypnose ou certaines prémonitions, sans parler des visions répertoriées par la Religion. C’est un terrain glissant sur lequel il ne faut s’aventurer qu’avec la plus extrême prudence. Je pense néanmoins que s’y engager permettrait à la Science, non pas de rencontrer Dieu, mais de constater que le substrat dans lequel baigne la Vérité religieuse a une existence objective. ConclusionEn conclusion, je voudrais reproduire le paragraphe suivant du Prologue du Phénomène Humain : « Le moment est venu de se rendre compte qu’une interprétation, même positiviste, de l’Univers doit, pour être satisfaisante, couvrir le dedans aussi bien que le dehors des choses, l’Esprit autant que la matière. La vraie Physique est celle qui parviendra, un jour, à intégrer l’Homme total dans une représentation cohérente du monde. » (“The Formalist Challenge to Darwinism”)[1]
Par M.J. Denton Il est généralement reconnu que tout être organique a été formé par deux lois générales : l’Unité de Type et les Conditions d’Existence. Par unité de type, on entend un accord fondamental dans la structure, que l’on voit dans des êtres organiques de la même classe, plutôt indépendant de leurs habitudes de vie …. Charles Darwin (1872) Origin of Species, 6th Edition (“l’Origine des Espèces”, 6ème Edition). La plupart des organismes sont bien adaptés à leur environnement immédiat [conditions d'existence], mais sont aussi construits selon des plans anatomiques de base qui transcendent toute circonstance particulière. Pourtant, de façon curieuse, les deux principes semblent opposés – car pourquoi des structures adaptées à des fins particulières devraient-elles enraciner leur structure de base dans des homologies qui n’expriment pas une fonction commune ? L’appellation d’un principe ou d’un autre en tant que fondement causal de la biologie définit pratiquement la position de n’importe quel scientifique par rapport au monde organique et aux causes de l’ordre qui y règne. . . Devrions-nous considérer le plan taxonomique de haut niveau comme premier, avec l’adaptation locale vue comme des froissements mineurs sur une majesté abstraite ? Ou est-ce les adaptations locales qui construisent l’ensemble du système du bas vers le haut? Cette dichotomie donnait le ton au grand débat de la biologie pré-darwinienne. —Stephen J. Gould[2] Si nous sommes obligés (de par certains aspects d’une structure universelle, d’une nécessité psychique, ou simplement de par les normes de la culture occidentale) de mettre de l’ordre dans notre monde par des dichotomies, nous pouvons au moins choisir quelques grandes divisions qui apportent clarté sur nos sujets ainsi qu’approfondissements en nous-mêmes. Les dichotomies stériles sont établies en tant que points de débat afin qu’un côté (généralement inventé) soit ridiculisé, et que l’autre (le nôtre), apparaisse indéniablement juste et équitable. Les grandes dichotomies [entre la conception structuraliste et fonctionnaliste de la vie] présentent des alternatives ayant de fortes dynamiques intellectuelles et jouissant d’un fort soutien empirique. Aucun des deux groupes n’a raison, les deux sont infailliblement intéressants …. —Stephen J. Gould[3] RESUME De nombreux biologistes pré-darwiniens appartenant à la tradition dite ”formaliste” (ou structuraliste) considéraient les homologies invariantes sous-tendant la diversité adaptative de la vie comme étant des caractéristiques immanentes de la nature, c’est à dire des types naturels – analogues aux atomes ou aux cristaux – qu’Owen appelait des « Motifs Premiers » (“Primal Patterns’ ”). La vue formaliste du monde d’avant 1859 de la biologie et la notion d’une biologie basée sur des lois ne reposaient pas, comme les darwinistes l’affirment souvent, sur ??une croyance philosophique a priori en une substance primordiale ou sur des concepts platoniciens, mais plutôt sur ??l’observation empirique qu’une partie importante de la complexité biologique – y compris les homologies qui définissent les taxons du système naturel – semble être de nature non-adaptative, dotée d’un caractère parfois frappant en terme numérique et géométrique qui est difficile à expliquer en termes fonctionnalistes. Non seulement ces homologies, entre des êtres parfois très différents, sont apparemment non-adaptatives, mais encore plus significatif, elles présentent une robustesse et une stabilité extraordinaires, dans de nombreux cas invariantes dans diverses lignées durant des millions d’années tandis que les adaptations construites sur elles présentent d’énormes variations. C’est cette persistance des caractères définissant les taxons qui rend la classification biologique possible et qui permet la construction d’arbres phylogénétiques. Darwin admit que ces homologies sont non-adaptatives dans les organismes existant actuellement, mais son explication comme quoi elles auraient été adaptatives autrefois sous leurs formes ancestrales n’a jamais été validée. Au cours des dernières décennies, un certain nombre de développements en science fondamentale a fourni un nouveau soutien pour la position structuraliste. Tout d’abord il y a la découverte que les lois de la nature semblent être affinées pour la vie telle qu’elle existe sur la terre – une découverte qui est compatible avec la conception structuraliste de la vie comme étant une caractéristique immanente de la nature. Deuxièmement, il y a les progrès liés à la révolution en biologie moléculaire au milieu du 20ème siècle qui ont révélé qu’au niveau moléculaire et cellulaire, une quantité considérable de la complexité biologique est clairement déterminée, non pas petit-bout par petit-bout par la sélection naturelle, mais par la loi naturelle, et plus particulièrement par les lois de la chimie et de la physique qui régissent toute structure macromoléculaire. Les protéines se reploient, différentes formes membranaires et même la forme de la double hélice sont des formes naturelles dont les propriétés et les belles géométries surviennent, comme pour les atomes et les cristaux, à partir des propriétés immuables d’auto-organisation de la matière. Troisièmement, il y a le fait remarquable que, malgré l’augmentation récente de notre connaissance de la génétique du développement d’un grand nombre de ces “motifs premiers”, y compris des exemples aussi divers que les membres antérieurs et postérieurs des vertébrés (Owen), les fleurs des angiospermes (Goethe) et le plan de base de l’aile du papillon, le défi reste ; ni l’origine, ni la persévérance, ni la nature fondamentale de ces plans de base, n’ont été expliquées ni même ont bénéficiées d’explications fonctionnalistes. Dans les mots de Günter Wagner, une autorité de premier plan dans le domaine de la biologie du développement :”il n’y a toujours pas d’explication pour la stabilité des types de développement … [donner une explication est] … le problème théorique le plus urgent dans l’unification du développement et de l’évolution.”[Souligné par moi]. IntroductionPendant deux siècles, les biologistes ont été divisés en deux camps opposés concernant la nature fondamentale des êtres vivants – les formalistes (ou structuralistes) et les fonctionnalistes.[4] Selon le structuralisme, une partie prépondérante de l’ordre de la vie est le résultat de contraintes physiques de base découlant des propriétés de la matière, plus spécifiquement la matière vivante. Ces contraintes limitent la façon dont les organismes sont construits[5] à quelques modèles de base. Et cela implique que les formes de base de la vie surviennent de la même manière que celles des autres formes naturelles, comme les galaxies ou les atomes, et qu’elles sont authentiquement universelles. Les structuralistes adhèrent donc totalement à une vision du monde biologique strictement ”non-sélectionniste” et ”non-historiciste”.[6] Les principaux structuralistes du 20ème siècle incluent D’Arcy Wentworth Thompson,[7] Rupert Riedl,[8] Brian Goodwin[9] and Stuart Kauffman[10]. Selon le paradigme opposé, le fonctionnalisme, les principales formes de la vie ne sont pas le résultat de lois physiques, mais plutôt le résultat d’adaptations spécifiques construites par sélection ou contingences historiques (adaptations spécifiques précédentes des formes ancestrales dont nous avons hérité). C’est bien sûr le point de vue qui prévaut actuellement. Tous les darwinistes, et donc la grande majorité des biologistes de l’évolution, sont fonctionnalistes par définition, puisque selon le darwinisme l’évolution vient de l’adaptation à remplir des fonctions biologiques spécifiques. Dans cet essai, je passe en revue et défends la position structuraliste en soutenant qu’un ensemble important de formes biologiques formant des homologies profondes n’a jamais été réduit de façon satisfaisante à des explications fonctionnalistes. Le formalisme pré-DarwinienLa découverte selon laquelle le monde vivant est organisé en une hiérarchie ascendante de classes de plus en plus inclusives, définies chacune par une homologie ou une suite d’homologies particulières, de nature apparemment abstraite, fut l’une des principales réussites de la biologie pré-darwinienne.[11] Bien que la base causale de cette hiérarchie remarquable était inconnue (et l’est encore aujourd’hui), il a été largement admis au début du 19ème siècle que c’était une caractéristique immanente de la nature, faisant partie de l’ordre éternel du monde. Comme Mary Winsor le souligne, tout comme Newton avait fourni une explication causale pour les régularités dans les mouvements des planètes décrites par Kepler, ainsi la biologie finirait-elle par avoir son Newton qui fournirait une explication scientifique pour le modèle hiérarchique de la nature.[12] Comme elle écrivait :”De nombreux biologistes semblent penser que, bien que leur domaine ne soit pas encore aussi exact, cohérent et logique que la science newtonienne, il a le potentiel de le devenir …. Le rôle d’un scientifique était de découvrir, derrière la diversité déroutante des êtres vivants, les lois et l’ordre sous-jacent ». L’idée que la vie sur terre était le résultat d’un processus naturel a été explicitement confirmé par Richard Owen (1866) dans le chapitre de conclusion de son Anatomy of Vertebrates (“L’Anatomie des vertébrés”) quand il a affirmé que le chemin de l’évolution était « réglé d’avance … en raison d’une tendance innée … par laquelle des protozoaires crées selon la nomogénose (« nomogenous”) [ générés par la loi ] se sont élevées vers les formes les plus évoluées. »[13] Et Owen n’était pas une exception. William Carpenter, un des contemporains de Owen, était en accord avec Dov Ospovat qui soulignait dans son Development of Darwin’s Theory (“Développement de la théorie de Darwin”), “que les lois qui définissent le plan de la création étaient … imprimées sur la matière au début, ce qui a entraîné la création de l’univers, la création et la succession de la vie.”[14] Comme le montre Russell dans son classique Form and Function (“Forme et Fonction”), presque tous les biologistes pré-darwiniens – y compris des célébrités telles que Karl Ernst von Baer, Etienne Geoffroy Saint- Hilaire, Henri Milne-Edwards, E. Serres, JF Mekel, Carl Gustave Carus, H.G. Bron, Théodore Schwann -, et de nombreux autres après Darwin, en particulier sur le continent, tel Ernest Haeckel, croyaient que l’ordre global du grand arbre de la vie était le résultat de processus reposant sur des lois,même si celles-ci n’étaient pas encore identifiées.[15] Le concept selon lequel les structures hiérarchiques de la vie reposent sur des lois est également présent dans la tentative des taxonomistes au début du 19ème siècle d’organiser des systèmes de classification en termes de motifs géométriques et numériques tels que le système quinaire de William Sharp Macleay et Swainson.[16] Même Huxley était attiré par ces systèmes circulaires ordonnés et sa remarque comme quoi “le système circulaire me semble avoir le même rapport à la vraie théorie de la forme animale que les lois de Kepler à la doctrine fondamentale de l’astronomie” sert à souligner en outre que l’objectif principal de la biologie au début du 19ème siècle était de trouver des explications des formes biologiques qui reposent sur des lois.[17] Selon les commentaires de Mary Winsor concernant Huxley : “Il n’avait pas trouvé la réponse, la loi de la gravité de la biologie, mais il cherchait dans cette direction”.[18] Même si cela semble être une anomalie dans le contexte de la biologie d’aujourd’hui, profondément mariée comme elle l’est aux notions fonctionnalistes et au concept de la vie comme étant un artefact (voir la section ci-dessous sur le darwinisme), la croyance que l’ordre de la vie était immanent au cœur des choses était au centre du Zeitgeist de la biologie du commencement du 19ème siècle.[19] La ‘Numérologie’ HomologueLa thèse structuraliste selon laquelle les modèles homologues (et le grand système hiérarchique des êtres vivants) sont des caractéristiques immanentes d’un ordre immuable de la nature n’était pas fondée sur une adhésion a priori aux théories aristotéliciennes ou platoniciennes de la nature (voir la section sur l’Essentialisme ci-dessous).[20] Au contraire la position structuraliste était basée sur deux observations fondamentales : que les homologies entre les êtres vivants semblaient être des motifs abstraits non adaptatifs et que, dans certains cas, elles étaient restées invariantes durant des centaines de millions d’années dans diverses lignées. Une expression célèbre d’Owen concernant les homologies était celle de “Motifs Premiers”(“Primal Patterns”) dans son grand classique On the Nature of Limbs (“Sur la Nature des Membres”), ce qui décrit très bien la façon dont il, avec de nombreux autres pré-darwiniens, les voyait : comme des formes ou des types naturels, immuables et essentiels, dont les traits ne sont pas moins “légitimes”, pas moins immuables et pas moins immanents dans leur expression de l’ordre du monde que les atomes ou les cristaux ou tout autre ensemble de formes naturelles. Dans le chapitre quatorze de l’Origine, Darwin décrit un certain nombre de motifs homologues, y compris le bien connu membre pentadactyle des vertébrés (voir la figure 1) : “Quoi de plus curieux que la main d’un homme, formée pour saisir, celle d’une taupe pour creuser, la jambe du cheval, la pagaie du marsouin, et l’aile de la chauve-souris, soient toutes construites sur ??le même forme et incluent des os semblables, dans les mêmes positions relatives ?”[21] Que ces motifs homologues n’ont aucune utilité adaptative spécifique apparente dans les organismes vivants fut admis par Darwin comme par Owen. Selon le commentaire de Darwin dans l’Origine, “Rien ne peut être plus désespéré que de tenter d’expliquer cette similitude de type [les homologies] des membres de la même classe, par l’utilité ou par la doctrine des causes finales [adaptation]. Le désespoir de la tentative a été expressément admis par Owen dans son travail très intéressant The Nature of Limbs ??(“La Nature des Membres”)”.[22] Fig. 1. Homologie : Le Membre Pentadactyle. Affichage des membres de plusieurs espèces de tétrapodes pour illustrer la forme pentadactyle sous-jacente. (De Monroe W. Strickberger, Evolution, (Sudbury, MA : Jones and Bartlett Publishers, 2000). http ://www.pbs.org/wgbh/evolution/library/04/2/l_042_01.html Rien ne souligne le “désespoir” de façon plus évidente que les curieux aspects numériques et géométriques de nombreuses formes homologues. Considérez la « numérologie” bizarre du plan du corps de l’insecte. Le corps de l’insecte est divisé en 3 parties, la tête, le thorax et l’abdomen. Le thorax se compose de trois segments et chacun porte une paire de pattes, six au total. Onze segments peuvent être reconnus dans l’abdomen de la plupart des insectes jeunes et bien que certains adultes – y compris les insectes coléoptères (scarabées) et les hyménoptères (guêpes, abeilles, fourmis, etc.) – en ont moins de onze, aucun insecte n’en a plus de 11. Les pattes de tous les insectes se composent de 5 éléments, à savoir le câble coaxial, le trochanter, le fémur, le tibia, le tarse ; le tarse lui-même est généralement divisé en cinq sous-segments. La bouche de l’insecte, dans toutes les nombreuses espèces différentes, est toujours composée de 4 parties d’avant en arrière - le labre, les mandibules, les maxillaires et la lèvre. Et tous les insectes possèdent deux antennes qui sont des appendices articulés mobiles. [23] La « Numérologie” homologue ne se limite pas aux insectes ou aux membres pentadactyles des vertébrés terrestres. Dans le cas des céphalopodes par exemple les Octopodes (poulpes) possèdent huit tentacules tandis que les Teuthoidea (calmars) en possèdent 10, dont deux sont considérablement plus longues que les 8 autres.[24] Encore une fois les poulpes et les calmars ont deux branchies tandis que d’autres céphalopodes dont le Nautilus en ont 4. Les échinodermes (étoiles de mer et dollars de sable) présentent une symétrie pentamère.[25] Parmi les Cnidaires (méduses, anémones de mer et les coraux), il existe une grande variété de symétries radiales intrigantes.[26] Parmi les Scyphozoaires (méduses), la plupart présentent une symétrie tétramère « ayant leurs parties symétriquement répétées autour de leur axe oral aboral jusqu’au nombre de 4 ou multiples de 4 … [mais certaines espèces] sont construites sur un plan de six et ont une symétrie hexamère.”[27] Encore une fois, parmi les Anthozoaires (anémones de mer et formes polyploïdes liées), les différentes classes se différencient par différents types de symétries radiales et peuvent être classées selon le nombre et la disposition des tentacules et des mésentères et le nombre et la disposition des septa.[28] Une sous-classe (Alcyonaria) possèdent 8 tentacules pennées formant un cercle marginal sur le disque oral et huit mésentères attachés à la gorge.[29] “Les huit tentacules disposées symétriquement et les mésentères donnent au polype ce qui semble être une symétrie radiale octamère.”[30] Une autre sous-catégorie, Zoantharia (les anémones de mer), est subdivisée en une variété de groupes présentant des symétries complexes à six-plis avec des « mésentères en cycles de 6, 12, ou multiples de 6.”[31] Les manuels de zoologie des invertébrés sont remplis d’innombrables autres exemples. Les divisions basiques au sein des vertébrés sont également définies par des formes homologues non moins numériques que celles des invertébrés. Nous avons déjà mentionné les membres pentadactyles des tétrapodes. Parmi les mammifères le nombre de vertèbres cervicales est 7 dans presque tous les ordres placentaires y compris la girafe, la souris, la baleine, l’éléphant et l’humain. La plupart des ordres de mammifères placentaires n’ont pas plus de 44 dents et celles-ci sont subdivisées en molaires, canines pré-molaires (possédant des pointes) et incisives (seuls les cétacés se détachent nettement de cette formule). Et chez tous les mammifères placentaires le cortex cérébral est divisé en six couches de cellules ou de lamelles. InvarianceEn plus de leur caractère abstrait remarquable, l’autre caractéristique frappante des homologies est leur immense stabilité sur des millions de générations et diverses lignes phylogénétiques. Le membre pentadactyle par exemple est d’abord apparue il y a 400 millions d’années et est demeuré essentiellement invariant dans toutes les lignes de tétrapodes depuis. Le plan de la fleur Angiosperme est resté inchangé pendant les 100 millions années qui se sont écoulées depuis la fin du Crétacé, lorsque les premières fleurs sont apparues à la fin du règne des dinosaures. Les caractéristiques qui définissent les insectes et les différents sous-groupes d’insectes comme les fourmis sont également restées constantes durant des millions de générations. La nature abstraite et la profonde invariance des homologies ainsi que les types qu’elles définissent est un fait, un fait biologique simple et direct. Cependant, aussi remarquable que cela puisse sembler – et il est certainement très remarquable de voir les mots que Darwin emploie à leurs propos : “curieux” et “frappant”- c’était alors, au début du 19ème siècle, comme aujourd’hui, un fait basé sur l’observation. Les masques adaptatifs (“Adaptive Masks”)Malgré leur focalisation sur les formes abstraites homologues ni Owen, ni aucun des autres formalistes pré-darwiniens n’ont nié le fait de l’adaptation, ni son importance, mais ils considéraient l’adaptation comme un phénomène périphérique secondaire résultant non de la loi naturelle (ordre venant de l’intérieur), mais des conditions environnementales (un ordre externe qui s’imposait de l’extérieur). Owen a inventé le terme élégant et descriptif de « Masques adaptatifs” pour mettre en évidence leur caractère superficiel et secondaire par rapport aux « Motifs Premiers” (“Primal Patterns”) sous-jacents sur lesquels ils ont été « plaqués » afin de servir diverses fonctions adaptatives.[32] Pendant que les Motifs Premiers étaient vues comme faisant partie de l’ordre immuable et légitime du monde, on estimait que les « Masques Adaptatifs” étaient imposés par diverses nécessités environnementales. Comme Russell (1916) le souligne, Haeckel par exemple distinguait « le Bildungstrieb interne … [force formatrice] … l’effet mécanique de la structure matérielle du cristal ou le germe, de l’adaptation, ou Bildungstrieb externe, [qu’il voyait comme] des modifications induites par l’environnement.”[33] Le point de vue de Goethe était similaire. Goethe affirmait la primauté des modèles formels internes tout en concédant un rôle important mais secondaire à l’adaptation. Comme le commente Gould, « la formation interne agit en tant que source primaire qui doit trouver des conditions externes”[34]. Dans les mots de Goethe : « Là où nous pouvons le mieux observer ce phénomène est dans une espèce de phoque dont l’extérieur a pris de nombreux caractères du poisson [forme adaptative] tandis que son squelette [structure formelle] représente encore le quadrupède parfait. »[35] L’adaptation à l’environnement était également considérée par H.G. Bron comme l’un des principaux facteurs de causalité déterminant les formes organiques extérieures.[36] La Métaphore du CristalCompte tenu de l’état d’esprit de la biologie pré-darwinienne qui se centrait sur la notion de loi et de la nature abstraite et énigmatique des homologies et de leur invariance parmi tant d’organismes différents et à travers des périodes de temps si vastes, les considérer comme des formes naturelles immuables analogues à des cristaux ou des atomes, ne représentait qu’une petite étape à franchir. Geoffroy, peut-être le plus grand structuraliste d’Europe continentale, estimait que les homologies avaient des “pouvoirs” analogues aux atomes et autres éléments immuables du monde physique.[37] Owen utilisait également sans ambiguïté l’analogie du cristal dans le dernier chapitre de son Anatomy of Vetebrates (“Anatomie des Vertébrés”) (1866) dans le contexte d’une discussion sur les causes de la segmentation : « La répétition de segments similaires dans une colonne vertébrale et des éléments similaires dans un segment vertébral, est analogue à la répétition de cristaux similaires”. La métaphore a également été utilisée par Théodore Schwann le co-fondateur de la théorie cellulaire. Dans le dernier chapitre de ses Microscopical Researches (“Recherches Microscopiques”) il tisse de nombreux parallèles entre les cellules et les cristaux : Le processus de cristallisation dans la nature inorganique … est … l’analogue le plus proche à la formation des cellules … ne devrions-nous donc pas y trouver un support à l’idée que la formation des parties élémentaires des organismes n’est rien de plus qu’une cristallisation, et l’organisme rien de plus qu’un agrégat de ces cristaux … si un certain nombre de cristaux capables d’imbibition [absorption] sont formés, ils doivent se combiner selon certaines lois de manière à former un ensemble systématique, semblable à un organisme.[38] La métaphore était largement utilisée par Haeckel qui, faisant écho à Schwann, parle de « cellules sous forme de cristaux organiques, d’arbres de cristal, de l’analogie entre l’assimilation par la cellule et la croissance des cristaux dans un liquide mère.”[39] Remarque : le fait que de nombreuses formes différentes de cristaux peuvent être générées à partir d’un petit nombre de motifs de base s’ajoutait à l’attraction de l’analogie. Dans le cas de la calcite, par exemple, les règles permettent la construction d’environ 600 arrangements moléculaires différents pouvant être combinés pour construire plus de 2000 combinaisons différentes.[40] Estimant que les homologies étaient des caractéristiques légitimes de l’ordre du monde tout autant que les atomes ou les cristaux, les biologistes pré-darwiniens ont cherché à fournir une explication rationnelle de la diversité des formes organiques en termes de ‘ Lois des Formes Biologiques.’[41] Tout comme aujourd’hui nous expliquons rationnellement la diversité des formes inorganiques tels que les atomes, les cristaux, les composés chimiques, et même les particules subatomiques – par différents ensembles de lois ou règles de construction – les règles de construction de l’atome, les lois de la cristallographie, les lois de la chimie et ainsi de suite – ce qui autorise une dérivation déductive rationnelle de tous les atomes, cristaux, composés chimiques, particules subatomiques etc. possibles. Typique de la recherche de ces lois qui leur échappaient était la tentative de C.G. Carus, H.G. Bronn et E. Haeckel à développer ce que Russell nommait une morphologie « théorique” des êtres vivants, à la manière de la morphologie des cristaux avec leurs seize types possibles.”[42] Histoire de l’EssentialismeIl ne fait aucun doute que l’impression répandue actuellement selon laquelle les structuralistes pré-darwiniens tiraient leur conviction que les modèles homologues étaient des formes naturelles immuables ou des types (comparables à ceux des cristaux ou des atomes) de toutes sortes de croyances métaphysiques discréditées a été sévèrement critiquée par des chercheurs au cours de ces dernières années. Ils ont également montré qu’une grande partie de ce mythe a été créé par les défenseurs de la synthèse évolutionniste néo-darwinienne au 20ème siècle.[43] Comme le démontre Amundson, quelle que soit leur penchant métaphysique, la notion de type en tant que forme naturelle de base ne provenait pas de théories a priori de la nature (morphologie idéaliste, anatomie transcendante, essentialisme, platonisme, créationnisme, etc.), mais d’observations empiriques solides. Comme il le dit : “Ils ne méritent pas le mépris dont ils ont si longtemps fait l’objet … Nous n’allons pas plus nous inquiéter de leur métaphysique que de celle de Kepler.”[44] La conception structuraliste de la vie, et en particulier celle d’une hiérarchie ascendante de types comme étant une caractéristiques de la nature, était proche de la vision aristotélicienne classique du monde, mais elle était basée sur des faits et non sur un a priori philosophique. La biologie des « Lois de la Forme” de l’ère pré-darwinienne, mettant l’accent sur ??l’évolution par loi naturelle et concevant un ordre rationnel qui sous-tend la diversité de la vie, représentait une vision scientifique grandiose dont le but héroïque n’était rien de moins que l’unification de la biologie et de la physique. Cette vision s’est effondrée, principalement parce qu’elle n’a pas réussi à identifier les lois qui auraient pu fournir une explication rationnelle des structures des êtres vivants et expliquer comment l’évolution des types de base aurait été générée par les lois naturelles, à partir de formes cellulaires comme au niveau des plans du corps des phylas principaux et des homologies profondes comme les membres pentadactyles des vertébrés terrestres.[45] Le fait qu’ils n’avaient pas d’explication convaincante a été explicitement reconnu par Owen dans le dernier paragraphe de On the Nature of Limbs (“Sur la Nature des Membres”) (1849) : “Nous ignorons encore quelles sont les lois ou les causes secondaires de la succession naturelle et de la progression de ces phénomènes organiques ». La révolution darwinienneL’échec à trouver les lois qui représenteraient les structures de base du monde biologique et expliqueraient le cours de l’évolution a ouvert la porte à Darwin et a marqué le début de la révolution fonctionnaliste. Après 1859, la conception structuraliste de l’ordre de base du domaine biologique en tant que produit de la loi naturelle a été renversée et avec elle le concept pré-darwinien selon lequel les organismes étaient des formes naturelles, des parties nécessaires du tissu éternel de l’ordre du monde comme le sont les atomes ou les cristaux. Un nouveau modèle de la structure des êtres vivants – celui de la machine ou de l’object – a pris sa place.[46] La nécessité a été remplacée par la contingence et la loi naturelle par la sélection naturelle. Les formes organiques étaient maintenant considérées comme des assemblages contingents et mutables de la matière, comme les constructions montées par l’enfant selon un Lego, mis en place au cours de l’évolution par la sélection naturelle, pièce par pièce. L’adoption de l’objet contingent mutable comme métaphore de la structure des êtres vivantsa inauguré l’ère moderne de la biologie et a changé l’ensemble du cadre explicatif de la science biologique, passant d’un cadre structuraliste / fonctionnaliste (où les « motifs premiers » abstraits proviennent des lois et les « masques adaptatifs » secondaires de la sélection environnementale) à une conception purement fonctionnaliste de la nature. L‘idée que la vie était inscrite dans les lois de la nature, qu’elle était une partie nécessaire de la nature, a été abandonnée. La métaphore du cristal a été remplacée par celle de la montre! [47] LégitimationsMais si le fonctionnalisme souhaite fournir un cadre explicatif exhaustif de l’ordre biologique ENTIER, il doit être capable de rendre compte de façon plausible, non seulement de la complexité adaptative, mais aussi de l’existence d’un ordre non-adaptatif donc des homologies apparemment afonctionnelles qui sous-tendent l’ensemble du système naturel. L’explication de Darwin est qu’elles représentent des ‘restes’ de l’évolution ; des adaptations anciennes qui ne sont plus utiles mais qui sont intégrées dans le système génétique et transmises à travers les générations.[48] Darwin a donné cette explication à l’existence de formes persistantes qui n’ont pas d’utilité adaptative apparente dans de nombreux endroits de l’Origine des espèces : La partie principale de l’organisation de tous les êtres vivants est due à l’héritage, et par conséquent même si chaque être est bien équipé pour sa place dans la nature, de nombreuses structures n’ont aucune relation proche et directe avec ses habitudes présentes de vie. Nous ne pouvons pas croire que les os similaires dans le bras d’un singe, dans l’avant-jambe du cheval, dans l’aile d’une chauve-souris, et dans la nageoire du phoque, soient d’une utilité particulière à ces organismes. Nous pouvons attribuer en toute sécurité ces structures à l’héritage.[49] [Je souligne] Si l’on suppose qu’un ancêtre – l’archétype comme il peut être appelé – de tous les mammifères, les oiseaux et les reptiles, avait ses membres construits sur le modèle général existant, à quelques fins que ce soit, nous pouvons alors aussitôt percevoir la signification ordinaire de la construction homologue des membres dans l’ensemble de la classe. [50] [Je souligne] De toute évidence ‘l’explication’ de Darwin est plus une affaire de plaidoyer particulier qu’une “explication”. D’une part, il admet avec Owen que les homologies ne servent en rien l’adaptation (voir la discussion ci-dessus), mais est prêt à spéculer qu’elles avaient autrefois servies à quelque chose dans une forme ancestrale. Mais il ne tente nulle part dans l’Origine de fournir une justification significative pour cette revendication radicale, en montrant par exemple que cinq doigts étaient le résultat d’une adaptation chez un ancêtre des tétrapodes, ou que les trois segments thoraciques étaient le résultat d’une adaptation chez un ancêtre de insectes. Compte tenu de leur caractère numérique et géométrique, montrer que les homologies étaient autrefois les résultats d’adaptations, constitue un défi herculéen pour la théorie fonctionnaliste. En outre, dans le chapitre 6 de l’Origine il concède que « beaucoup de structures n’ont maintenant aucune utilité directe pour leurs possesseurs, et n’ont peut-être jamais été d’aucune utilité pour leurs ancêtres”- une concession qui compromet largement sa position. Considérons l’origine des membres pentadactyles des vertébrés terrestres. Pour fournir une explication strictement fonctionnaliste de l’origine de ce modèle Darwin aurait eût à donner une explication adaptative pour chaque élément du motif; expliquer pourquoi cinq doigts ont été préférés à 4 ou à 6 ? Pourquoi deux os distaux ont été préférés à 1 ou 3 ou 4 et un os proximal plutôt de 2 ou 3 ? En fin de compte, nous n’avons pas d’explication. S’ils étaient le résultat d’adaptations dans les espèces ancestrales nous ne pouvons pas imaginer pourquoi ! En outre, les membres antérieurs et postérieurs sont basés sur le même schéma homologue. Brian Goodwin commente : “Compte tenu de la diversité des utilisations on aurait pu s’attendre à ce que la sélection naturelle eusse conçu chaque membre de façon à servir ses fonctions de façon optimale. »[51] Pourquoi est-ce que des pressions sélectives sur un membre antérieur et postérieur – pressions différentes dans CHACUNE des espèces à membres – auraient miraculeusement généré la même forme fonctionnelle, à la fois dans le membre arrière et dans le membre avant d’une espèce ancestrale mystérieuse ? Nous faisons face à des problèmes similaires lorsqu’il s’agit de rendre compte de la portée adaptative spécifique de TOUT l’univers des motifs homologues dans la nature.[52] Figure 2. Coquilles de radiolaires du Kunstformen der Natur (“Formes artistiques de la nature”) d’Ernst Haeckel, 1904.Mais même si nous pouvions expliquer l’origine de ces modèles de toute évidence numériques en termes d’adaptation nous sommes alors confrontés à un problème supplémentaire et beaucoup plus difficile à expliquer, à savoir comment la sélection pour la fonction aurait pu conserver le modèle durant des millions de générations alors qu’il a cessé d’avoir une quelconque signification adaptative. Considérons : Pour accepter la légitimation de Darwin nous devons supposer qu’une nageoire – plus précisément l’agencement des os dans une nageoire de poisson – ait subit des changements adaptatifs progressifs supervisé par la sélection de sorte que peu à peu le modèle approchait puis finalement aboutit à la configuration finale du modèle des membres pentadactyles. Bien que ce processus soit relativement plausible la prochaine phase qui implique le gel du modèle pentadactyle est hautement problématique. Nous devons croire qu’une forme adaptative variable est devenue une forme non-adaptative invariante à un moment précis dans le temps de l’évolution et que celle-ci a été conservée sans changement ultérieur, à travers toutes les générations et lignes phylogénétiques suivantes. L’ubiquité de motifs non-adaptatifsUn défi particulièrement difficile pour les hypothèses à la fois darwiniennes et fonctionnalistes soutenant que les homologies profondes étaient adaptatives dans leurs formes ancestrales ( hypothèse essentielle si la sélection doit être, comme l’affirmait Darwin, le moteur de l’évolution) est l’existence dans la nature d’un vaste univers de formes non-adaptatives et de motifs qu’aucun biologiste, même pas le plus convaincu des fonctionnalistes ou des darwinistes, n’a jamais reconnu comme étant fonctionnel. Cela soulève le problème évident de savoir sur quelles bases des formes homologues comme les membres pentadactyles des vertébrés terrestres peuvent-elles être différenciées de la multitude de formes dont il ne fait aucun doute qu’elles soient non-fonctionnelles. Pour prendre un exemple, les coquilles des radiolaires, y compris les organismes unicellulaires, les diatomées et formanifera (voir la Figure 2) montrent un univers déconcertant de diverses formes, certaines très géométriques mais d’autres aussi abstraites que la peinture de Kandinsky. Que nombreuses de ces formes soient des structures abstraites produites par l’action directe des lois de la physique, de même que la forme généralement ronde d’une cellule, a été merveilleusement soutenu dans On Growth and Form de D’Arcy Thompson.[53] Comme le fait valoir Thompson : Les forces qui engendrent la sphère, le cylindre ou l’ellipsoïde sont les mêmes que celles d’hier et de demain. Un cristal de neige est le même aujourd’hui que lorsque les premières neiges sont tombées. Les forces physiques qui modèlent les formes d’Orbulina, d’Astrorhiza, de Lagena ou de Nodosaria aujourd’hui étaient déjà les mêmes, et nous avons des raisons de croire que les conditions matérielles sous lesquelles elles travaillaient n’étaient pas sensiblement différentes dans ce passé que nous appelons le Crétacé. [54] Gould commente : « Ces formes [de radiolaires et de foraminifères] ne sont … pas plus … soumises à des processus spécifiques de filiation historique que ne le sont les formes variées des flocons de neige ou des cristaux de quartz”.[55] Mais ce n’est pas seulement dans le monde unicellulaire que la nature regorge de modèles formels abstraits. Même en observant rapidement les formes de vie et les modèles de la nature, ceux qui pourraient être observés dans un jardin de banlieue par exemple, il est évident qu’une grande quantité des formes biologiques est d’origine non-adaptative. Dans le contexte d’un ensemble de formes non-adaptatives qui imprègnent toute la nature, l’hypothèse de Darwin que les homologies étaient adaptatives dans leurs formes ancestrales est ad hoc. En d’autres termes : Darwin n’a pas réussit à justifier sa grande revendication comme quoi TOUTE la complexité en biologie (y compris toutes les formes actuellement non-adaptatives) provient d’un passé où les structures ont été façonnées et mises en forme à des fins fonctionnelles par l’adaptation. Pour résumer : quelle que puisse être l’explication des homologies profondes qui unissent chacun des principaux taxons dans le système naturel et à savoir si elles sont en effet générées par les lois de la forme comme les coquilles des radiolaires le sont sans aucun doute, il est certain que ni Darwin ni aucun darwinien par la suite, n’a jamais fourni une explication fonctionnaliste convaincante. Néanmoins, depuis Darwin, la biologie a été étroitement mariée à priori à une conception fonctionnaliste / adaptative de la nature vivante et a évité de se confronter au défi selon lequel la majorité de l’ordre de la nature était peut être fondamentalement non-adaptatif et au-delà de toute explication fonctionnaliste, même de principe.[56] Donc les biologistes darwiniens se conformant à la priorité du paradigme préfèrent regarder ailleurs. L’existence d’un ordre non-adaptatif est le grand fléau, le talon d’Achille de toute la tradition fonctionnaliste. Acceptez les modèles structurels comme étant les faits principaux de la biologie, comme les phénomènes premiers à expliquer, et le darwinisme devient une théorie secondaire expliquant seulement l’adaptation et rien de plus. Soutien récent pour le StructuralismeLe Structuralisme a été largement mis à l’écart dans le monde anglophone depuis la révolution darwinienne, mais il a refusé de mourir. Au contraire, ces cinquante dernières années, plusieurs développements ont fourni un nouveau soutien à l’idée pré-darwinienne de la vie et de ses structures profondes comme étant immanentes à l’ordre du monde. Tout d’abord il y a la découverte des coïncidences anthropiques qui impliquent que les lois de la nature sont réglées pour la vie telle qu’elle existe sur la terre, d’autre part, il y a la révolution de la biologie moléculaire qui a révélé que bon nombre des constituants de base de la cellule sont des formes naturelles déterminées par les lois de la nature, c’est à dire des structures formelles ; et troisièmement, les découvertes en biologie du développement ont fourni un soutien supplémentaire confirmant la robustesse du développement de modèles homologues. Le réglage du Cosmos pour la vie Comme de nombreux astronomes et physiciens l’ont récemment souligné, les progrès de la physique et de l’astronomie du 20ème siècle ont révélé que la vie telle qu’elle existe sur la terre dépend d’un réglage particulier des lois fondamentales de la physique donnant l’impression que celles-ci ont été spécialement conçues pour générer un cosmos spécifiquement adapté à la vie.[57] Si les différentes forces fondamentales et constantes qui déterminent la structure du cosmos et les propriétés de ses constituants n’avaient pas exactement les valeurs qu’elles ont il n’y aurait pas d’étoiles, pas de supernovas, pas de planètes, pas d’atomes, pas de vie. Comme Paul Davies le résume : « Les valeurs numériques que la nature a attribué aux constantes fondamentales, telles que la charge de l’électron, la masse du proton, et la constante de la gravitation newtonienne, peuvent être mystérieuses, mais elles sont essentielles pour que la structure de l’univers soit celle que nous connaissons. Alors que de plus en plus de systèmes physiques, du cœur des cellules aux galaxies, sont mieux compris, les scientifiques ont commencé à se rendre compte que les nombreuses caractéristiques de ces systèmes sont remarquablement sensibles aux valeurs précises des constantes fondamentales. Si la nature avait choisit un ensemble légèrement différent de nombres, le monde serait un endroit très différent. Nous ne serions probablement pas ici pour le voir. Plus intriguant encore, certaines structures essentielles comme les étoiles de type solaire dépendent pour leurs caractéristiques d’un ensemble improbable d’accidents numériques combinant des constantes fondamentales appartenant à des branches distinctes de la physique. Et lorsque l’on étudie la cosmologie – la structure générale et l’évolution de l’univers – l’incrédulité croît. Des découvertes récentes sur le cosmos primitif nous obligent à accepter que l’univers en expansion ait été mis en place dans son mouvement avec une précision étonnante.[58] » Et l’aptitude du cosmos pour la vie ne s’arrête pas à la simple vie microbienne, elle s’étend même à des organismes plus élevés comme nous.[59] Cette nouvelle preuve révolutionnaire est certainement compatible avec la conception pré-darwinienne de la vie comme immanente à l’ordre du monde; avec la conception d’Owen que « les protozoaires créé par nnomogénose (“nomogenously”) [générée par la loi] se sont élevées vers les formes les plus évoluées »[60] et avec l’idée répandue que les principaux taxons étaient des universaux invariants analogues aux atomes ou aux cristaux. Si les lois de la nature sont, pour une raison quelconque, miraculeusement affinées pour générer des conditions environnementales qui conviennent parfaitement aux formes de vie qui existent sur ??la terre, il n’est pas scandaleux d’envisager qu’elles pourraient également être affinées pour générer la grande hiérarchie des formes elles-mêmes. Typologie moléculaireUn autre développement important au cours des dernières décennies a été la révélation qu’à un niveau moléculaire, la plupart de l’ordre fondamental de la vie surgit de l’auto-organisation de la matière et NON de la sélection naturelle. Même l’icône de la biologie moléculaire, la double hélice elle-même, est sans aucun doute une forme naturelle déterminée dans toute sa géométrie exquise par les lois de la chimie et de la physique. Elle remplie peut-être l’une des plus importantes fonctions biologiques, mais sa structure et ses propriétés viennent des propriétés d’auto-organisation de la matière, et non de la sélection d’une quelconque fonction. Tant sa structure en double hélice que sa stabilité chimique lui conférant une telle aptitude merveilleuse[61] pour son rôle génétique sont déterminées par la loi naturelle. Au cours des années 1960, la structure de deux autres formes biologiques importantes provenant de l’auto-organisation fut élucidée – les 1000 plis des protéines[62] et la membrane bicouche lipidique qui forme la limite externe de toutes les cellules vivantes (et la membrane reliant la plupart des organelles importantes dans la cellule, y compris le noyau et les mitochondries).[63] Les 1000 reploiements des protéines sont aussi comme la double hélice, déterminés par la loi naturelle, et représentent un ensemble de formes naturelles. On sait maintenant que leurs formes se présentent comme celle de la double hélice à partir des propriétés d’auto-organisation de la matière.[64] Curieusement les règles qui génèrent les formes de protéines ont été en grande partie élucidées et elles peuvent remarquablement se résumer à un ensemble de “lois des formes” de la nature précisément de celles recherchées par les premiers structuralistes du 19ème siècle (voir ci-dessus).[65] En conformité avec le structuralisme pré-darwinien les formes protéiques sont remarquablement analogues à un ensemble de cristaux ![66] Et tandis que toutes les protéines présentent des modifications adaptatives, celles-ci sont clairement des “Masques Adaptatifs” construits sur une forme sous-jacente invariante ou ‘Motif Premier’. Dans le cas de la membrane bicouche lipidique, il est encore évident que sa forme de base provient spontanément des propriétés physiques de ses constituants de base. Les membranes lipidiques forment une vaste variété de tubes, vésicules et différents types de feuilles. Toute cette diversité de formes survient spontanément par auto-organisation à partir des propriétés physiques des diverses membranes bicouches lipidiques de composition chimique différente.[67] Robustesse du développementNous savons depuis les études extraordinaires de Trembly d’Abraham au 18ème siècle sur la régénération d’Hydra que l’on peut arriver aux formes natives des organismes par plusieurs voies différentes. Dans son livre classique défendant le vitalisme, Driesch cite de nombreux cas.[68] Selon les commentaires d’Amundson : « Les organes régénérés sont clairement homologues à ceux initialement développés dans les embryons, mais ils sont construits d’une autre façon et prennent leurs sources dans des tissus différents ».[69] Cela veut dire qu’au moins dans les mêmes espèces, les structures homologues ou ensembles sont plus robustes et invariants que leurs parties ou que les processus variables de développement par lesquels elles émergent, ce qui a toujours apporté un soutien à la notion structuraliste que les homologies sont des formes naturelles robustes et stables. Fig. 3. Deux façons de faire un insecte. Illustrant la façon dont les segments sont générés dans les embryons par la bande germinale courte et la bande germinale longue [NdT : la « bande germinale » se définit par l’extension de l’ectoderme ventral lateral dans l’étude de l’extension épithéliale]. Dans le cas des insectes à bande germinale courte les segments sont générés de manière séquentielle (A, B et C). Dans le cas des insectes à bande germinale longue les segments sont générés simultanément. Dans les embryons à bande germinale longue un gradient de morphogène est mis en place dans l’embryon (A). Ce gradient détermine l’expression de divers ”gènes segmentaires”, y compris les ‘gènes de règle paire’ (B), puis les ‘gènes de polarité segmentaire’ (C). Le résultat final de ces deux systèmes générateurs est le même motif de segment (D).D’après I. Salazar-Ciudad, R.V. Sole, S.A. Newman (2001) ”Phenotypic and dynamical transitions in model genetic networks II. Application to the evolution of segmental mechanisms” (“Transitions phénotypiques et dynamiques dans le modèle des réseaux génétiques II. Application à l’évolution des mécanismes segmentaires”), Evolution and Development 3 :2, 95–103. Il est également évident depuis de nombreuses années, grâce à des études comparatives, que la même structure homologue peut se former de différentes manières dans des espèces différentes. Pour prendre un exemple classique : les premiers embryons de tous les vertébrés sont très semblables à l’étape post-gastrula lorsque le plan du corps des vertébrés est apparent, mais les processus de développement et les voies qui mènent à ce stade homologue diffèrent sensiblement dans les différentes classes. Ou encore chez les coléoptères : bien que le modèle de segmentation de tous les coléoptères adultes soit les mêmes trois segments thoraciques, et les 11 segments abdominaux, trois mécanismes générateurs différents sont utilisés pour générer les segments dans les différentes espèces de coléoptères,[70] qui sont est appelé la bande germinale courte, la bande germinale intermédiaire, et la bande germinale longue.[71] Dans le mécanisme de la bande germinale longue la totalité du motif de segmentation antérieur-postérieur est déterminé simultanément dans l’embryon alors que dans la bande germinale courte les segments successifs sont générés par subdivision successive d’une zone de croissance postérieure (voir figure 3). Dans un cas la séquence spatiale est formée en même temps alors que dans l’autre la séquence spatiale est aussi une séquence temporelle. De nombreux autres exemples pourraient être cités. Comme le dit Amundson : « Les caractères homologues n’apparaissent pas toujours à des moments identiques dans l’ontogenèse, ou ne se développent pas à partir des mêmes précurseurs embryonnaires ou d’identiques couches germinales, ou ne reflètent pas l’expression des mêmes gènes. Des informations provenant de l’anatomie, de l’embryologie et de la génétique peuvent donner des réponses inconsistantes quand on essaie de déterminer l’homologie d’un caractère.”[72] À la suite de récents progrès en biologie du développement au cours des deux dernières décennies (qui ont conduit à la découverte des gènes homéobox, – ou boîte homéotique – des circuits génétiques et au lancement du nouveau champ de la biologie évolutive du développement, appelé evo-devo),[73] nous en savons maintenant beaucoup sur les processus génétiques qui sous-tendent le développement de ces homologies classiques comme les membres pentadactyles ou le plan du corps de l’insecte dans différentes espèces. Ces nouvelles connaissances n’ont pas fourni de soutien à des hypothèses fonctionnalistes et cela devient évident avec le scepticisme très répandu exprimé à l’égard du darwinisme dans les milieux evo-devo.[74] Au contraire, il a été révélé de nombreux nouveaux exemples de la stabilité des homologies face aux différents processus génératifs dans différentes espèces fournissant un soutien supplémentaire à l’idée que les homologies sont des structures naturelles robustes et stables. Comme Günter Wagner (une sommité dans le domaine de la biologie du développement) commente, Les Voies etmécanismes du développement ont tendance à changer alors que les types issus du développement sont les mêmes. La machinerie génétique qui produit des segments dans les sauterelles est à bien des égards différente de celle d’une mouche du vinaigre. Les gènes qui sont essentiels pour la segmentation de la mouche du vinaigre ne sont même pas exprimés dans les sauterelles, par exemple, ils sont ignorés[75]. [Je souligne] Pour résumer : il est maintenant clair que non seulement les structures homologues peuvent être atteintes de différentes manières dans les mêmes espèces, mais aussi par des mécanismes de développement différents dans différentes espèces. Il a toujours été apparent que les adaptations construites sur les homologies (comme les divers membres vertébrés construits sur le modèle pentadactyle sous-jacent) sont bien plus variables que les homologies sous-jacentes elles-mêmes. Il est maintenant clair que dans de nombreux cas les motifs homologues sont aussi plus robustes et stables que les processus qui les génèrent et que les circuits génétiques qui les assemblent au cours du développement. C’est vraiment remarquable. Il existe des variations au dessus (les différentes formes d’adaptation construites sur l’homologie des espèces différentes) et des variations au dessous (les processus génératifs variables par lesquels le motif homologue est produit dans le développement d’espèces différentes), tandis que le motif homologue lui-même reste invariant dans les espèces où il est manifeste ! Agissant comme des ‘attracteurs étranges’, les homologies exercent une influence mystérieuse sur la bio-matière dans laquelle elles se forment. Quelle que soit la raison de leur curieuse robustesse, il ne fait aucun doute à présent que comme l’admet Wagner : « il n’y a toujours pas d’explication pour la stabilité des motifs du développement …. [Donner une explication est] le problème théorique le plus urgent dans l’unification du développement et de l’évolution.”[76] [Souligné par moi]. Pris dans leur ensemble, l’étrange aptitude des lois de la nature pour la vie telle qu’elle existe sur la terre révélée par les progrès de la cosmologie et de la physique fondamentale du 20ème siècle, la révélation par la révolution de la biologie moléculaire du milieu du 20ème siècle que les nombreuses et principales formes moléculaire et cellulaire sous-jacentes à toute vie sont purement des formes naturelles (structures formelles) résultant de l’auto-organisation de la matière, les progrès récents en biologie du développement montrant que les homologies profondes ont une robustesse de développement, c’est à dire, sont stablesface à l’instabilité de leurs mécanismes générateurs, appuient fortement la vue structuraliste. Toute validation finale de la position structuraliste ne viendra qu’avec de nouveaux progrès dans les connaissances biologiques en particulier dans le domaine de la biologie cellulaire et du développement. Mais si l’on considère cette convergence d’éléments nouveaux probants dans le contexte du caractère numérique et géométrique étonnamment abstrait des homologies et l’échec des fonctionnalistes depuis 200 ans – y compris de Darwin lui-même – à fournir une explication quelle qu’elle soit pour leurs origine et stabilité en termes fonctionnalistes, la possibilité que le structuralisme se révélera être bien plus que juste un concurrent actuel formidable au paradigme pan-sélectionniste ne peut être écartée, car il est à même de fournir un cadre explicatif global plus cohérent de l’ordre de la vie et en particulier de la grande ‘hiérarchie homologique’ qui sous-tend le système naturel. La métaphore du cristal peut encore éclipser la métaphore de la montre. Un Echo d’AristoteLa validation de la position structuraliste – le fait que les formes de vie sont immanentes dans la nature et arrangées dans une hiérarchie ascendante de formes de plus en plus inclusives – porterait non seulement gravement atteinte à la revendication darwinienne que la sélection est le moteur créatif de l’évolution, mais aurait aussi de profondes implications philosophiques touchant à de nombreux autres domaines de la pensée. Un résultat intéressant serait le soutien qu’une telle validation apporterait à la philosophie naturelle d’Aristote. La notion structuraliste que la nature se compose fondamentalement d’une hiérarchie ascendante immanente de formes naturelles est presque ‘purement Aristotélienne’. Comme le montre Hans Jonas dans son classique The Phenomenon of Life (“Le phénomène de la vie”), le système aristotélicien classique du monde était un ensemble fait d’ensembles de plus en plus exhaustifs, culminant dans le cosmos lui-même, l’ultime embrassant tout, le suprême “Un dans le Nombreux” pour sa propre fin.[77] L’accord avec les conceptions structuralistes est évident. En outre, la robustesse des homologies – leur invariance dans le temps ainsi que face à la variation de leurs parties et processus génératifs – est conforme à leur nature d’ensembles naturels possédants, dans les mots de Jonas, une “totalité comme cause autonome par rapport à [leurs] composants et ainsi le terrain de [leur] propre devenir”, ceci à nouveau est du pur Aristote.[78] Car, comme le souligne Jonas, la primauté du tout sur ses parties était une partie intégrante de la vision classique du monde : « Tout l’esprit de la philosophie naturelle grecque … résidait sur ??des structures complètes de forme, donnant un statut d’autonomie à leurs ‘entièreté’.”[79] Jonas, qui comme un aristotélicien convaincu acceptait la primauté des ensembles sur leurs parties, était opposé à l’approche réductionniste de la science moderne qui, depuis Descartes et Newton, a vu le principal objectif de la science comme étant de fournir des explications de la nature en termes de particules et de forces fondamentales, en supposant que les ordres supérieurs des structures biologiques, y compris les êtres humains, sont des épiphénomènes – simples combinaisons accidentelles de processus de niveaux inférieurs. La possibilité d’un structuralisme (ou formalisme) revigoré aurait donc beaucoup plu à Hans Jonas car cela représenterait une première étape importante vers une nouvelle synthèse aristotélicienne, éloignée du réductionnisme de la science moderne. [1] Dans John W. Keck, James Barham, eds. Hans Jonas and the Rediscovery of Nature (“Hans Jonas et la redécouverte de la nature”). Accepté pour publication par University Press of America (2010). [2] Stephen J. Gould (2002) The Structure of Evolutionary Theory (“Structure de la théorie évolutionniste”), (Cambridge, Mass. : Harvard University Press), 252. [3] Stephen J. Gould (1990) Causes of Evolution (“Causes de l’évolution”), eds. R.M. Ross and W.D. Allmon (Chicago : University of Chicago Press), Foreword (“Avant-propos”). [4] Stephen J. Gould (2002) The Structure of Evolutionary Theory (“Structure de la théorie évolutionniste”), (Cambridge, Mass : Harvard University Press), voir ch 4 et 5. [5] Voir les commentaires de Stephen J. Gould (1995) sur la publication de Brian Goodwin ‘Biology Is Just a Dance’ (“La biologie est juste une danse”) dans The Third Culture : Beyond the Scientific Revolution, ed. John Brockman (NY : Simon & Schuster), ch. 4. (le texte du chapitre 4 est disponible en anglais sur http ://www.edge.org/documents/ThirdCulture/k-Ch.4.html) [6] Ibid. [7] D’Arcy W. Thompson (1942) On Growth and Form, (Cambridge : Cambridge University Press). [8] Rupert Riedl (1978) Order in living organisms : A systems analysis of evolution (“Ordre dans les organismes vivants : Une analyse systémique de l’évolution”), (New York : Wiley). [9] B.C. Goodwin (1994). How the Leopard Changed its Spots (“Comment le Léopard a changé ses taches”), (London : Weidenfeld & Nicholson). Brian Goodwin (1995) “Biology Is Just a Dance” (« La biologie est juste une danse”) dans The Third Culture : Beyond the Scientific Revolution, ed. John Brockman (NY : Simon & Schuster), ch 4. [10] Stuart A. Kauffman (1993) The Origins of Order (“Les origines de l’Ordre »), (Oxford : Oxford U. Press). [11] R. Amundson (2005) The Changing Role of the Embryo in Evolutionary Thought (“L’évolution du rôle de l’embryon dans la pensée évolutionniste”), (Cambridge : Cambridge University Press), ch. 2; D. Ospovat (1981) The Development of Darwin’s Theory (“Le développement de la théorie de Darwin”), (Cambridge : Cambridge University Press), 20, see ch. 1; et M.P. Winsor (1976) Starfish Jelly Fish and the Order of Life, (New Haven : Yale University Press). [12] Winsor (1976), 175. [13] Owen R (1866) Anatomy of Vertebrates (“Anatomie des vertébrés”), (London : Longmans and Green). [14] Ospovat (1981), 20. [15] E.S. Russell (1916) Form and Function (“Forme et fonction”), (London : John Murray). [16] Amundson (2005), 45–47. Voir l’article de Wikipedia, http ://en.wikipedia.org/wiki/Quinarian_system. [17] Winsor, op. cit., 91. [18] Ibid. [19] Voir Ospovat op. cit.; Winsor (1976). [20] M.P. Winsor (2003) “Non-Essentialist methods in Pre-Darwinian taxonomy” (“Les méthodes non-essentialiste de la taxonomie pré-darwinienne”), Biology and Philosophy 18 : 387-400. Amundson, op. cit., p. 11. [21] C. Darwin (1972) The Origin of Species, 6th edition (“L’origine des espèces” 6ème édition), (London. : Murray), ch. 14. [22] Ibid., ch. 14. [23] A.D. Imms (1957) A general Textbook of Entomology (“Un manuel général d’entomologie”), 9e édition (Londres : Methuen). [24] R.R. Shrock aand W.H. Twenhofel (1953) Principles of Invertebrate Paleontology (“Principes de paléontologie des invertébrés.”). (New York : McGraw-Hill), ch. 10, 485. [25] Ibid, voir ch. 14. [26] Ibid, voir ch. 10, 485. [27] Ibid.. 116. [28] Ibid., 125. [29] Ibid. [30] Ibid. [31] Ibid., 130 [32] Owen, On the Nature of Limbs (“sur la Nature des Membres”). [33] Russell, op. cit., 248. [34] Gould, op. cit., 289. [35] Ibid, 289-900; Goethe (1790) 2nd essay on Plant metamorphosis (“2ème essai sur la métamorphose des plantes”), dans Muller et Engard (1952), 83. [36] Russell, op. cit., 203. [37] Ibid., 78 [la citation originale dans Mém. Acad. Sci, xii. (1833), p. 76]. [38] T. Schwann (1847) Microscopical Researches (“Recherches Microscopiques”). Henry Smith. Original publié en allemand en 1839. (Londres : Sydenham Society). [39] Russell, op. cit., 248. [40] A. Lima-de-Faria, (1988) Evolution without Selection (“Evolution sans sélection”). (New York : Elsevier). pp 78-79. [41] G. Webster et B.C. Goodwin (1982) “The origin of species: a structuralist approach.” (“L’origine des espèces : Une approche structuraliste”). J. Social Struct. 5, 15-47; et H. Driesch (1929) The Science and Philosophy of the Organism (“La science et la philosophie de l’organisme »), (London : A. and C. Black). [42] Russell op. cit., 33. [43] Winsor (2003), op. cit.; Amundson, op. cit., 11. [44] Amundson, op. cit., 16. [45] Ibid., 99. [46] Le paradigme structuraliste n’a pas complètement disparu après 1859. Même dans le monde anglophone une longue lignée de biologistes de première classe a continué à rejeter le pan-sélectionnisme et le fonctionnalisme et a continué à insister sur le fait qu’une fraction significative de l’ordre biologique était d’un motif abstrait non-fonctionnel, le résultat de processus physiques dans lesquels les modèles et les processus non-fonctionnels jouaient un rôle important. Parmi les biologistes principaux qui ont défendu des vues structuralistes se trouvaient William Bateson, qui a inventé le mot génétique, D’Arcy Wentworth Thompson, et récemment Brian Goodwin et Stuart Kaufmann. Leurs points de vue étaient brièvement examinés dans Gould (2002) op. cit. [47] M.J. Denton, C. Marshall, and M. Legge (2002) “The Protein Folds as Platonic forms: New Support for the pre-Darwinian conception of Evolution by Natural Law” (“Les protéines se replient en formes platoniques : Nouveau soutien à la conception pré-darwinienne de l’évolution par loi naturelle,”), J. Theoret. Biol. 219 : 325-342. [48] L’autre explication pour les formes non-adaptatives et homologies structurales proposée par Darwin est de les considérer comme un sous-produit passif d’une sélection active pour une structure véritablement adaptative (comme les allèges dans le bâtiment). Dans de nombreux passages de l’Origine, Darwin fait allusion au changement causé dans un trait de sélection pour un autre trait résultant de lois de “croissance corrélée”. Dans ses mots dans le chapitre 6 : « Dans de nombreux cas, les modifications sont probablement la conséquence directe des lois de variation ou de la croissance, indépendamment d’une amélioration ou pas. ”De tels sous-produits non-adaptatifs sont équivalents aux ‘allèges’ dans les bâtiments (Gould 2002, op. cit., ch. 11) , « espaces laissés en sus”- comme les espaces verticaux entre les marches horizontales d’un escalier ou les espaces triangulaires entre des arcs disposés en réseau linéaire, ou les soi-disant pendentifs des cathédrales médiévales – quatre espaces triangulaires effilés qui sont les conséquences secondaires structurellement nécessaires de la décision des architectes de monter un dôme au sommet de quatre arcs. [49] Darwin, op. cit., ch 6. [49] Ibid., ch. 14. [50] Ibid., ch. 14. [51] B.C. Goodwin (1994). How the Leopard Changed its Spots (“Comment le Léopard a changé ses taches “), (London : Weidenfeld et Nicholson). [52] Voir W. Bateson (1894) Materials for the Study of Variation (“Matériaux pour l’étude de la variation”), (London : MacMillan). Bateson qui a inventé le terme ”génétique” et a été le fondateur du Journal of Genetics, s’est vigoureusement opposé toute sa vie à une compréhension de la forme organique qui soit externaliste et fonctionnaliste. Et, encore une fois, tout comme Owen, sa vision du monde reposait sur une montagne de preuves empiriques, un substrat d’ordre non-adaptatif traversant effectivement le domaine biologique. Dans son Materials for the Study of Variation, il documente de nombreux exemples de variation non-adaptative dans la nature, surtout entre des espèces étroitement apparentées. Il a souligné la façon dont différentes structures dénombrables dans les êtres vivants (comme le nombre de segments vertébraux dans différents groupes de vertébrés ou le nombre de joints dans les membres d’insectes) variaient entre les espèces et faisait valoir que le modèle de variation provenait de forces internes, non-adaptatives, au sein de l’organisme lui-même et n’était pas le résultat de forces externalistes telles que la sélection pour la fonction. [53] D’Arcy W. Thompson (1942) On Growth and Form (Cambridge : Cambridge University Press). [54] Gould (2002), op cit, 1207. [55] Gould (2002), op. cit., 1206. [56] Même avant Darwin, la biologie de langue anglaise était étroitement mariée à une conception à priori fonctionnaliste /adaptative de la nature vivante. Voir Gould (2002), op. cit., ch. 4, et Russell, op. cit. Je me suis moi même déplacé d’une position essentiellement fonctionnaliste quand j’ai écrit Evolution : A Theory in Crisis (“Evolution : une théorie en crise”) à une position plus structuraliste aujourd’hui. [57] J.R. Gribbin et M.J. Rees (1989) Cosmic Coincidences (“Coïncidences cosmiques”), (New York : Bantam Books), ch. 10, 241-269; J.D. Barrow et F.J. Tipler (1986) The Anthropic Cosmological Principle (“La principe cosmologique anthropique”), (Oxford : Oxford University Press), ch. 1. [58] P.C.W. Davies (1982) The Accidental Universe (“L’univers accidentel”), (Cambridge : Cambridge University Press), 118. [59] L.J. Henderson (1958) The Fitness of The Environment (Boston : Beacon Press) ; M.J. Denton (1997) Nature’s Destiny (New York : Free Press). [60] Owen, (1866) op. cit. [61] Denton, op. cit. [62] M.J. Denton and C.J. Marshall (2001) “Laws of form revisited,”Nature, 410 : 417; Denton, et al, op cit.. [63] S.J. Singer and G.I. Nicholson (1972) “The fluid mosaic model of the cell membrane”, Science 175 : 720-731. [64] Denton et Marshll, op. cit.; Denton, et al, op. cit. [65] Ibid. [66] Ibid. [67] Singer et Nicholson, op. cit. [68] H. Driesch (1929) The Science and Philosophy of the Organism (“La science et la philosophie de l’organisme”). (London : A and C Black); H. Driesch (1914) The History and Theory of Vitalism (“L’histoire et théorie de vitalisme”), trans. C. K. Ogden. (London : Macmillan, Co. Ltd). [69] Amundson, op. cit. p 241. [70] G.K. Davis and N.H. Patel (2002) “Short, Long and Beyond: Molecular and embryological approaches to insect segmentation,” (« Court, Long et Au-delà : approches moléculaire et embryologiques à la segmentation des insectes”), Ann Rev Entomology 47 : 669-699; Richards and Davis (1977). [71] Ibid. [72] Amundson, op. cit., 241. [73] S.B. Carroll ( 2006) Endless Forms (“Formes infinies”), (London : Weidenfeld and Nicholson). [74] G.P. Wagner (2007) “How wide and how deep is the divide between population genetics and developmental evolution ?”(“Quelle est la largeur et quelle est la profondeur de la fracture entre la génétique des populations et l’évolution du développement ?”), Biology and Philosophy 22 : 145 – 153. [75] Ibid. [76] Wagner, op. cit. [77] H. Jonas (1966) The Phenomenon of Life (“Le phénomène de la vie »), (Chicago : University of Chicago Press), 94. [78] Ibid., 200–201. [79] Ibid., 95. « Une cellule est bien plus complexe qu’un Boeing 747. Le soleil, lui, est simplement compliqué. »2/17/2017 Entretien avec Marcel SCHUTZENBERGER,Mathématicien, membre de l’Académie des Sciences
La complexité est un thème à la mode. On voit s’y référer des scientifiques de diverses disciplines. Mais chacun met ce qu’il veut. En quoi cette notion peut-elle intéresser le grand public ? Je crois qu’il faut distinguer nettement entre la complexité et la complication. Certaines structures sont extrêmement compliquées à décrire. Pour autant elles ne sont pas complexes. Je crois qu’il faut réserver le mot complexité pour décrire des processus du genre de ceux qu’on observe dans un organisme qui, à partir de l’œuf aboutit après son existence à donner des descendants. Ce phénomène est complexe en ce sens qu’à chaque instant il faut qu’un ensemble d’interactions s’ordonne de façon assez précise pour que le but soit atteint. Est-ce à dire que vous réservez la notion de complexité au monde du vivant ? Et à certains de ses prolongements. Ainsi des mécanismes conçus par l’homme. Un gros avion ou un ordinateur me paraît beaucoup plus complexe, par exemple, que des phénomènes naturels très compliqués comme la circulation des eaux dans les océans ou encore le soleil. Je ne vois pas de principe qui permettrait de déclarer ces phénomènes complexes. Dans un avion ou un ordinateur, il faut que chacune des parties fonctionne en conformité avec le but général de la machine. Autrement dit, la complexité intervient à partir du moment où il y a but, organisation vers quelque chose ? Je ne suis pas absolument sûr qu’on ait besoin de la notion de but, mais on peut l’employer par commodité. Pour qu’il y ait complexité, il faut un processus, un point de départ et un point d’arrivée. Et il faut, ce qui est un peu plus difficile à faire comprendre, que ce processus soit le lieu d’une très grande richesse de perturbations spécifiques, qui doivent elles-mêmes être corrigées de façon très spécifique. Voyez le jeu d’échecs. C’est un jeu infiniment complexe en ce sens que quand un joueur développe une certaine stratégie, que son adversaire intervient pour essayer de bloquer cette stratégie, il faut que le joueur élabore une contre-attaque sans laquelle son projet s’effondrerait complètement. Or la multiplicité des attaques possibles est quasiment imprévisible. C’est cette richesse d’interactions indispensables qui me paraît être la marque de la complexité. De même un organisme vivant doit se nourrir, résister au froid, à mille agressions. Chacune de ces actions implique quantité d’interactions : éviter d’être mangé, chercher de la nourriture sont aussi des activités qui nécessitent des détours, des sous-programmes. Survivre exige la mise en œuvre d’activités extrêmement complexes. Si l’un des deux joueurs d’échecs est un ordinateur, est-ce que le degré de la complexité de la partie baisse ? L’ordinateur est une machine complexe à laquelle on peut faire faire des choses compliquées. L’ordinateur ne fait rien de complexe. Aux échecs, il essaie de jouer au mieux par rapport à tout ce qui peut se passer cinq ou six coups à l’avance. Dans cette optique, son programme lui impose de faire tout ce qui peut lui assurer un petit gain local. Pas davantage. Il se trouve que cette stratégie suffit pour écraser la plupart des gens qui jouent aux échecs. Mais l’homme, lui, ne joue pas comme ça. Il fait des détours, emprunte des raccourcis… Et si demain le champion du monde se fait battre par un ordinateur, cela ne changera rien au problème : le jeu de l’ordinateur est compliqué, celui de l’homme est complexe. Qu’y a-t-il de plus complexe dans l’univers ? Le cerveau de l’homme ? Je ne m’aventurerais pas sur ce terrain. Ce que je constate, c’est qu’il y a des phénomènes qui relèvent de la psychologie et qui sont d’une complexité telle qu’on ne peut pas les sitmuler par des mécanismes simplistes -ou, si l’on préfère, compliqués. Exemple : le fait qu’on puisse apprendre sans grande difficulté à un enfant à lire, à reconnaître les lettres. Cela semble quelque chose de très simple. Mais ce doit être un phénomène extrêmement complexe. Aucun ordinateur n’est capable de le faire. Pour les lettres écrites à la main, c’est un échec quasi total. Prenez quelque chose de sensiblement plus compliqué : reconnaître un visage. Une activité qu’un petit humain fait à un âge très précoce, de manière quasi instantanée. Il est hors de question de faire accomplir ce travail par un ordinateur. Quand commence la complexité ? Avec les premiers êtres vivants ? On sait seulement qu’à partir d’un certain moment sont apparues des cellules. Or une cellule est déjà un objet d’une complexité fabuleuse. Il y a une très belle page de Denton, où il essaie de rendre sensible la complexité de la cellule (1). Il dit : supposons qu’on prenne une cellule et qu’on multiplie ses dimensions de façon que son diamètre soit celui de la ville de Paris. Essayons de nous représenter la chose. Les atomes seraient gros comme des cerises ou des oranges. Ce serait une gigantesque usine chimique, d’une complexité incroyable, Avec des centaines de milliers de canaux qui se croisent et se connectent les uns les autres. On verrait se dérouler de façon interactive la synthèse d’au moins une dizaine de milliers de substances chimiques. Une usine miniature ? Et beaucoup plus. Nous saurions réaliser chacune de ces synthèses dans un tube à essai, mais il faut encore qu’elles ne se mélangent pas entre elles, et se fassent dans un certain ordre, comme sur une chaîne d’assemblage. Or il faut un millier de chaînes d’assemblage des produits, et en même temps un millier de chaînes d’assemblage des machines-outils qui fabriqueront les produits. Il faut aussi que l’usine travaille vite, puisque le cycle complet de la cellule, dans de bonnes conditions, ne va pas durer plus de trente à quarante minutes. En plus, il y a des substances qui rentrent, d’autres qui sont éjectées vers l’extérieur. Il y a de gros transports de matière. Et puis, quand la cellule va se diviser, on va voir les chromosomes se réunir, se dupliquer, se séparer, partir chacun à l’un des pôles de la cellule… Donc en même temps, cette usine est en perpétuel déménagement. Et dès que vous commencez à interagir de l’extérieur avec la cellule, il se passe des choses très curieuses. Après certaines des interactions, la cellule est tuée, mais après d’autres, au contraire, l’usine se transforme, la cellule poursuit une autre activité avec un autre mode de fonctionnement. La cellule est pour moi le prototype de la complexité. Quelle est votre conception de l’origine d’une telle complexité ? Je n’en ai pas. Personne ne peut concevoir comment une usine automatique de ce type a pu être mise en place. On n’a pas idée des intermédiaires qui auraient pu exister entre la matière dite inerte et cette intégration de millions de réactions chimiques, dont il suffirait de bloquer une dizaine pour que rien ne fonctionne plus. Et pourtant, il y a des types de cellules extrêmement divers. Il y a certainement eu une évolution, mais comment s’est-elle produite ? Comment la transition a-t-elle pu se faire, par exemple, entre les cellules sans noyau et les cellules avec noyau ? On ne le sait pas. La cellule ne représente pourtant, dans la nature, qu’un premier niveau de complexité. Comment passe-t-on aux autres niveaux ? Nous ne le savons pas. Le deuxième niveau, c’est le développement de l’embryon et le passage à l’individu adulte. Supposons qu’on donne à notre énorme usine chimique un embryon à fabriquer, alors 1à, nous sommes dans une ignorance totale. L’œuf fécondé va se diviser en d’autres cellules. Certaines de ces cellules vont devenir complètement différentes des autres, elles vont migrer, des tissus vont se constituer et de nouveau il va se produire des phénomènes tout à fait extraordinaires. Dans certains cas, vous pouvez supprimer la moitié de l’embryon et puis ce qui reste va simplement se dupliquer et restituer l’original. Dans d’autres cas, au contraire, c’est fini. On ne sait pas du tout pourquoi. On sait classer les phénomènes, les décrire, on a réalisé des expériences très ingénieuses, mais chaque fois qu’on approfondit, chaque fois que de nouvelles techniques permettent d’analyser les processus plus en détail, on s’aperçoit que c’est plus complexe que ce qu’on imaginait. Cela paraît indéfiniment complexe. Voyez-vous un troisième niveau ? Une fois l’organisme constitué, il va falloir qu’il réagisse au monde extérieur, de manière à lui survivre. C’est le troisième niveau. Et curieusement, c’est un chapitre complètement gommé dans la théorie de l’évolution. Je m’étonne, en tout cas, qu’il soit si rarement discuté. En général, les livres sur la théorie de l’évolution le règlent en trois phrases, ils disent que progressivement, par des modifications successives, graduellement, les organismes ont enregistré dans leurs chromosomes la mémoire de l’espèce, c’est-à-dire les informations qui font que leur système nerveux aura les propriétés leur permettant d’interagir de façon adéquate avec le monde extérieur. C’est vite dit. Donnez un exemple. Prenez un insecte qui se métamorphose, le capricorne. Le capricorne passe les trois quarts de sa vie à l’état de larve dans un tronc d’arbre. Il mange le bois. A un certain moment, il se prépare à sortir. Il tourne alors à 90 degrés et s’approche de la surface du tronc. Il fait un trou et le bouche avec une cloison qu’il a fabriquée avec le calcium qu’il a accumulé en mangeant du bois dans une poche de son estomac. A ce moment-là, il se retourne, et puis s’endort. Et il subit une modification complète de son anatomie. Les tissus semblent fondre. Et il devient un individu adulte, complètement différent. Il n’a pas de difficulté à percer la cloison parce qu’il a maintenant des comes. Il sort et va passer une saison à voltiger. Après quoi, la femelle ira pondre des œufs en faisant un trou avec une tarière dans un tronc d’arbre, les œufs se transformeront en larves etc. Si nous croyons le schéma habituellement présenté, il faut donc que le système nerveux soit programmé pour réaliser toutes ces opérations successives qui se déclenchent les unes après les autres. Mais l’animal ne sera sélectionné que sur le résultat final, c’est-à-dire après sa transformation qui est un remodelage complet de son système nerveux. Le programme par lequel agit la larve est conçu pour permettre aux autres programmes, ceux de l’animal adulte de se déclencher ultérieurement. Je conçois très difficilement comment un mécanisme d’une telle complexité puisse être « graduellement » sélectionné comme le pensent les darwiniens orthodoxes. On voit bien la complexité dans tout cela, mais moins bien en quoi c’est un argument contre l’idée que l’évolution s’est faite petit à petit, de façon graduelle. Par complexité, nous avons défini un système intégré dans lequel chacune des parties joue un rôle souvent essentiel dans le tout. Cela signifie que vous ne pouvez pas modifier une partie sans en modifier beaucoup d’autres. Un exemple simple de système complexe, c’est l’horloge. Si vous modifiez un tant soit peu l’un des rouages d’une montre, vous n’avez pas une montre qui marche mal, vous n’avez plus de montre du tout. Il est à peu près impossible de passer d’un type de montre à un autre type de montre par des modifications locales. J’insiste sur le mot local. C’est l’ensemble du système qui est affecté. Si vous remplacez un pignon par un autre, il faut multiplier ou diviser le nombre des dents du pignon avec lequel il s’engrène, etc. Il y a toute une série de transformations en chaîne. Une transformation locale ne fera que détruire l’objet. De même, il suffit de supprimer quelques gènes, parfois un seul gène, pour que l’organisme cesse d’exister. En même temps, il y a beaucoup d’espèces très voisines les unes des autres, qui ne paraissent justement séparées que par de petites différences. Un grand chien et un petit chien d’une autre race, même s’ils paraissent très différents ne se distinguent en effet, d’un point de vue biologique que par de petites modifications locales. Mais si vous considérez l’ensemble des êtres vivants, ce n’est pas le cas général. Voyez le problème de l’origine des plumes. Nous sommes incapables de concevoir quelque chose de préalable à la plume et qui aurait présenté le moindre avantage, avant d’être une plume permettant de voler. Si vous prenez l’exemple des métamorphoses chez les insectes, on ne voit absolument pas quels auraient pu être les intermédiaires entre une espèce d’insecte indifférenciée et cette réalité infiniment complexe qu’est un papillon – avec cette énorme quantité de détails physiologiques qui lui sont propres, et sans lesquels il ne serait pas papillon du tout. Ce que vous dites, c’est que la théorie darwinienne ne rend pas compte de la complexité du monde vivant. La plupart des gens qui prêchent le « gradualisme » prennent des exemples techniques simples. Ils présentent volontiers une succession d’objets technologiques et suggèrent que par modifications insensibles on a pu passer de l’un à l’autre. C’est vrai, à condition de présenter le spectacle de façon terriblement orientée. Par contre, vous ne pouvez pas passer graduellement de l’avion à l’hélicoptère. Vous ne pouvez pas faire tourner un petit peu les ailes d’un avion. Il n’y a pas d’objet commun dont on puisse graduellement dériver à la fois l’avion et l’hélicoptère. Or si l’on considère l’évolution des espèces, que nous reste-t-il des vertébrés ? Des squelettes. Il se trouve que les squelettes sont en continuité les uns avec les autres. Mais il n’en va pas de même si vous considérez la tuyauterie, qui elle n’est pas conservée. Je peux changer la disposition des pièces de mon appartement plus ou moins par continuité, en poussant les cloisons. Je ne peux pas le faire pour mon chauffage central, parce qu’il y a de la tuyauterie. A un moment donné, si je veux rajouter un tuyau, il faut que je coupe l’eau. Et mon chauffage central est arrêté. Il y a une discontinuité qualitative. Si vous considérez l’évolution des espèces, c’est pareil. Personne n’a fait l’exercice de concevoir une modification graduelle de la tuyauterie du poisson à celle, par exemple, de l’oiseau. Un bon exemple est celui du poumon. Chez les oiseaux, la circulation de l’air se fait en sens continu : c’est une tuyère. Chez nous, c’est un soufflet. Il a fallu qu’à un certain moment il y ait une inversion. Il est très difficile de concevoir comment une telle transformation a pu se faire graduellement. C’est comme passer de l’horloge à poids à l’horloge à ressort ou, sans doute, de l’économie planifiée à l’économie de marché. Comme le dit l’économiste Jacques loffé, récemment dans Dynasteurs (on ne fera pas progressivement passer les Anglais à la conduite à droite). Vous n’allez pas jusqu’à contester la notion d’évolution des espèces ? Non, mais je pense qu’il a fallu que se produisent, d’une manière ou d’une autre, des naissances « monstrueuses ». Changer de tuyauterie, dans le monde vivant, c’est un saut monstrueux. Les chiens-loups et les caniches ont la même tuyauterie. Il y a une continuité, comme quand on change l’aérodynamisme d’une voiture. En revanche, il y a discontinuité entre le poisson et l’oiseau, ou entre la mouche et le papillon, comme il y a discontinuité entre une traction avant et une traction arrière. Ces naissances monstrueuses, si elles ont eu lieu, auraient donc été des miracles biologiques… Oui. au sens probabiliste du terme. Des événements dont la probabilité est trop faible pour qu’on puisse les introduire raisonnablement dans une théorie scientifique. Des naissances monstrueuses, il s’en produit tous les jours, mais elles ne sont pas viables. Là, il fallait qu’elles soient viables, et que les individus soient capables de se reproduire. Et du singe à l’homme ? Voyez-vous un miracle, ou pas de miracle ? Si l’on s’en tient à l’anatomie et à la physiologie, je ne vois pas de hiatus particulièrement flagrant entre le singe et l’homme. Je pense d’ailleurs-il me semble que c’est déjà chez Maupertuis – que l’homme procède par continuité biologique d’une espèce de singe. Mais en même temps, je vois dans le passage du singe à l’homme un saut qualitatif à côté duquel la différence entre l’épinoche et le singe me paraît subsidiaire. Le discours qui fut à la mode sur la continuité entre le singe et l’homme me paraît d’ailleurs heureusement un peu oublié aujourd’hui. Voici dix ou quinze ans, certains vulgarisateurs disaient qu’il suffisait d’apprendre à parler aux singes pour qu’ils parlent. On en est revenu. Plus personne n’y croit. Alors, pas de miracle ? Je n’en sais rien. Si l’on en croit le récit de la Genèse, ce serait en effet le cas…Il était une fois un couple singe qui eut un petit enfant homme…ou deux… Vous n’adhérez pas au darwinisme classique, au gradualisme, mais en même temps vous n’êtes pas en mesure de prouver que cette théorie est fausse ? Il n’existe pas actuellement de théorie scientifique alternative. Peut-être y en aura-t-il une un jour. Darwin et à sa suite tous les darwiniens orthodoxes, qui encore aujourd’hui dominent la scène scientifique, affirment la nécessité du gradualisme. Or le gradualisme n’a pour lui que des exemples relativement faibles : des exemples d’évolution où il n’y a pas de hiatus majeur entre les espèces. Il faut supposer qu’il existe une autre force qui a permis que des mutations violentes, des macromutations, donnent des objets viables et capables de se reproduire. Quand on considère la série des macromutations qui ont dû se produire depuis le début de l’évolution, quand on considère cette accumulation de miracles, la sélection naturelle au sens où l’entendent les darwiniens devient un phénomène tout à fait subalterne. S’il y a des forces qui dirigent les macromutations, il est clair que ce sont elles qui sont importantes du point de vue de la vie et pas les phénomènes de diversification mineure des espèces que l’on observe quelquefois dans la nature. Si ces autres forces existent, ce que raconte Darwin est complètement subsidiaire. Vous jetez un doute sérieux sur la crédibilité du darwinisme. Vous ne démontrez pas que la théorie est fausse. Je crois montrer qu’elle n’est ni très vraisemblable ni, à la limite, très intéressante. Cela dit, il n’est pas impossible qu’une preuve indirecte de l’impossibilité du gradualisme soit apportée par le développement des biotechnologies. Il semble en effet que les espoirs qu’on a mis dans l’ingénierie moléculaire n’aient pas répondu aux attentes. Pour l’instant, le génie génétique n’a pas provoqué de macro-mutation. Il n’a pas fait de miracle. Et la raison, c’est précisément qu’il se produit chez les êtres vivants des phénomènes d’une complexité qui semble défier notre ingénierie. Il y a là un mystère dont on peut préciser la nature. L’hérédité transmet d’un organisme à un autre une quantité d’informations dont on peut assez exactement évaluer l’ordre de grandeur et qui équivaut à une encyclopédie. Ce n’est pas beaucoup. Si l’on tient compte de tout ce qu’il faut savoir pour fabriquer un Boeïng 747, cela représente beaucoup plus qu’une encyclopédie. Or une cellule est bien plus complexe qu’un Boeïng 747. Comment est-il possible qu’avec si peu d’informations les chromosomes produisent un objet d’une telle complexité ? Il y aurait donc un hiatus entre le nombre d’informations contenues dans les chromosomes et celui nécessaire pour fabriquer l’être vivant correspondant ? On peut exprimer les choses autrement. Parmi les araignées qui font leur toile, il en est une qui a la taille d’une grosse tête d’épingle. Son système nerveux n’est pas énorme. Comme ses cellules nerveuses ne sont pas moins grosses que celles des autres animaux, elles ne sont pas nombreuses. Mais il y a entre elles des connexions très riches. Pour autant qu’on puisse faire le calcul, il ne semble pas déraisonnable de dire que ces petites araignées ont un hardware qui est de l’ordre de celui d’un IBM PC. Essayez maintenant de programmer un IBM PC pour qu’il construise une toile d’araignée efficace. Il faut qu’elle soit installée au bon endroit, il faut qu’elle soit relativement protégée et située sur le passage potentiel des mouches… C’est bien plus difficile que de reconnaître un visage. Ce n’est simplement pas possible. La quantité d’informations nécessaire dépasse les capacités de traitement d’un IBM PC et probablement celles de tout ordinateur concevable. C’est cela la complexité… Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay Je conçois très difficilement qu’un mécanisme aussi complexe qu’un organisme puisse être graduellement sélectionné comme le pensent les darwiniens orthodoxes. Si je veux rajouter un tuyau à mon chauffage central, il faut que je l’arrête. Il y a discontinuité qualitative. Si vous considérez l’évolution des espèces, c’est pareil. Quand on considère la série des macro-mutations depuis le début de l’évolution, la sélection au sens où l’entendait Darwin apparaît tout à fait subalterne. Par Trinh Xuan Thuan
« Depuis des siècles le fantôme de Copernic n’a pas cessé de nous hanter. L’homme a d’abord été délogé de sa place centrale dans l’Univers quand il a compris que la Terre tournait autour du Soleil, puis il a découvert que le Soleil , lui aussi, n’était pas au centre du Monde, qu’il n’était qu’une étoile de banlieue située aux deux tiers de la Voie Lactée ; enfin il a vu que notre galaxie elle-même n’était qu’une galaxie banale perdue parmi les milliards de galaxies qui existent dans l’Univers. » Nous qui vivons à la fin du XXème siècle nous imaginons mal le choc incroyable que l’évolution décrite par ces propos de Trinh Xuan Thuan a exercé sur notre civilisation. Depuis qu’il existe l’Homme a toujours élaboré des conceptions le reliant à l’Univers, c’est sur de telles conceptions qu’il prenait appui pour définir le sens de sa vie. Aussi la découverte qu’il n’était qu’un infime grain de poussière perdu dans l’immensité de l’Univers semble avoir détruit à jamais l’existence possible d’un tel lien. En détruisant la conception anthropocentrique la Science des XVIIIème, XIXème et XXème siècles a laissé l’homme désespéré face à un monde désenchanté tout en légitimant les philosophies de l’absurde. L’humariste Marc Twain a entériné ce constat en écrivant : « Si la Tour Eiffel était une mesure du Monde, la couche de peinture qui couvre le dernier boulon vissé à son sommet représenterait la portion du temps dévolu à l’homme ; chacun comprendrait que cette Tour a exactement été construite pour cette couche de peinture, ou, du moins, je pense qu’il comprendrait, allez savoir. » Sur le plan scientifique Jacques Monod en a tiré la conclusion que la question même de la finalité ou du sens de notre existence et de celle de l’Univers est interdite en Science. C’est ce qu’il a appelé dans son ouvrage « Le Hasard et la nécessité » le postulat d’objectivité de la Science. Mais moins de dix ans après le livre de Monod cette question est réapparue au coeur même de la Science, « au moment où l’on s’y attendait le moins » (Trinh Xuan Thuan). En effet, les astrophysiciens se sont rendu compte que l’Univers où nous vivons est un Univers très particulier. On peut imaginer des milliers d’Univers différents du nôtre : des Univers où la vitesse de la lumière serait beaucoup plus faible, des Univers où la masse des particules élémentaires serait plus grosse, où leurs charges seraient différentes, etc… Or on peut montrer que tous ces univers ne pourraient accueillir la vie. Certes, on peut penser qu’il existe des formes de vie très différentes de la nôtre, mais la vie a besoin d’énergie, et dans notre Univers ce sont les étoiles qui génèrent cette énergie. Or dans un Univers très légèrement différent du nôtre les étoiles ne pourraient se former ou ne pourraient exister suffisamment longtemps pour que la vie puisse apparaître ! Prenons la vitesse d’expansion de l’Univers. Vous voulez l’augmenter un peu ? Le Big Bang se produit normalement, mais ensuite toute la matière qui se forme se dilue dans le néant ! En effet, l’expansion devenue plus forte « l’emporte » sur la gravitation, la force qui attire l’un vers l’autre les corps matériels. Devant un tel résultat vous voulez diminuer cette vitesse ? Cette fois-ci c’est la gravitation qui prend le dessus ! Elle l’emporte sur l’expansion et au bout de quelques millons d’années (avant que les étoiles aient pu apparaître ) l’Univers disparaît dans un Big Crunch. Vous voulez continuer à jouer au Créateur ? Augmentez donc un peu la force nucléaire forte, celle qui est responsable de la cohésion des noyaux d’atomes … vous n’allez pas tarder à le regretter : les réactions nucléaires s’emballent et les étoiles explosent comme des bombes, aucune vie ne peut se développer autour d’elles ! Si vous préférez diminuer cette force, alors les étoiles se formeront … mais ne s’allumeront plus, le « feu nucléaire » ne pouvant pas prendre. Vous voulez jouer avec les charges électriques des particules élémentaires ? Vous n’y avez pas intérêt ! Les atomes sont en équilibre parce que les charges électriques des protons (qui sont au centre) sont exactement les mêmes (à la 20 ème décimale près ! ) que celles des électrons (qui tournent autour) alors que les protons sont près de 2 000 fois plus gros que les électrons ! A la moindre différence entre ces deux charges électriques tout exploserait, car les atomes ne seraient plus stables. MAIS PERSONNE NE SAIT POURQUOI DEUX PARTICULES AUSSI DISSEMBLABLES QUE L’ELECTRON ET LE PROTON ONT LES MEMES CHARGES ! Il y a des dizaines d’autres coîncidences extraordinaires et toutes sont SIMULTANEMENT nécessaires pour que la vie apparaisse ! Que conclure ? S’il n’y a qu’un seul Univers celui-ci est réglé d’une façon si extraordinaire qu’il faut bien postuler l’existence d’un régleur. Mais si vous rejetez l’idée d’un Créateur, rassurez-vous, c’est encore possible. Néanmoins il vous faudra postuler l’existence … d’une INFINITE d’univers ! En effet, si vous jouez au Loto une infinité de fois, vous finirez par gagner, de même s’il y a une infinité d’univers il n’y en a qu’un qui possède le bon réglage, c’est le nôtre, et nous sommes donc là par hasard. Vous voyez donc que, contrairement à ce que l’on dit parfois un peu rapidement, la nouvelle Science ne démontre pas l’existence de Dieu. Mais ce qui est radicalement nouveau c’est que la question de Dieu, la question du sens de notre apparition ici sur Terre, se pose désormais au coeur même de la Science qui avait semblé l’exclure définitivement. Le fait qu’une telle possibilité existe au coeur même de la Science (et même que la possibilité contraire soit plus dure à envisager, car il faut postuler une infinité d’univers ! ) constitue une surprenante défaite du fantôme de Copernic. Il est tout-à-fait extraordinaire de voir comment, alors que nous approchons du 3ème millénaire, la vision que la Science nous offre de l’Univers est de nouveau compatible avec les intuitions de certains mystiques ou de certains poètes, comme le montre le rapprochement des propos du grand astrophysicien de Princeton Freeman Dyson » Certaines lois de la physique nucléaire semblent conspirer pour rendre l’Univers habitable (…) Je ne me sens pas étranger à l’Univers. Plus je l’examine et étudie en détail son archtecture, plus je découvre de preuves qui attendaient sans doute notre venue » avec ceux tenus par Paul Claudel soixante-dix ans plus tôt : « Ce que peindront mes Odes, c’est la joie d’un homme que le silence éternel des espaces infinis n’effraie plus mais qui s’y promène avec une confiance familière. Nous n’habitons pas un coin perdu d’un désert farouche et impraticable. Tout dans le monde nous est fraternel et familier . » Bibliographie - La Mélodie Secrète. Trinh Xuan Thuan Fayard Un ouvrage de référence accessible à tous (Voir les derniers chapitres pour le principe anthropique) - Le Principe Anthropique. J. Demaret. D. Lambert. Armand Colin. L’ouvrage le plus complet en langue française, d’un abord parfois ardu. - Les Dérangeurs d’Univers. Freeman Dyson. Payot. (Voir Chapitres 23 et 24) Par Bernard d’Espagnat
En fait, celle-ci s’inscrit dans tout un ensemble de démarches, par livres ou articles, visant à décrédibiliser a priori les scientifiques qui n’adhèrent pas à la conception matérialiste du monde et à faire barrage aux activités des personnes, scientifiques compris, qui font connaître les réserves que peut susciter le matérialisme même sur le plan scientifique. Dans cet esprit, les activités en question sont explicitement présentées comme ne pouvant que relever d’un obscurantisme radical. Le fait qu’une condamnation à ce point péremptoire y soit formulée montre qu’au fondement de toutes ces critiques – et de celle de Hendoir au premier chef – se trouve une bien regrettable confusion, surprenante de la part de personnes instruites. Celle qui consiste à réduire le rationalisme au matérialisme. Je le déplore et m’en étonne car j’ai pour ma part nombre de collègues matérialistes, dont je ne partage pas la philosophie générale mais que, pour autant, je suis bien loin d’accuser, moi, d’obscurantisme. De fait, l’expérience m’a appris combien de telles questions sont délicates. Notre savoir à tous, tant que nous sommes, est inévitablement incomplet. Or je vois très bien que les données scientifiques les plus courantes (et même, dans certains domaines, les connaissances les plus élaborées) paraissent plaider vigoureusement en faveur du matérialisme. Et je comprends sans peine que celles (fondamentales !) qui, à mon sens, font pencher la balance dans l’autre sens ne soient pas familières à certains collègues, ou qu’ils n’aient pas eu l’occasion de suffisamment les approfondir. Je m’efforce, à l’occasion, de les leur faire percevoir et participe de bon gré à tout échange de vues à ce sujet. Je regrette infiniment que nombre de matérialistes – et l’auteur de l’article en particulier – aient l’attitude opposée et ne nourrissent a priori, à l’égard de ceux qui ne partagent pas leurs vues, que des soupçons d’ignorance crasse ou de mauvaise foi délibérée. Ici, toutefois, mon propos principal n’est pas de prendre la défense des personnes que, selon moi, l’auteur en question calomnie et encore moins de fulminer des anathèmes envers quiconque. Il est d’aborder la question de fond. À cet égard, ce qu’il faut noter en premier, c’est que les matérialistes dont il s’agit soutiennent, ou plutôt posent, à titre d’évidence préalable à toute discussion (et ils sont en cela rejoints par certains non-matérialistes), l’assertion selon laquelle le matérialisme serait un principe méthodologique de la science (au singulier) ; ce qui signifie que le développement de celle-ci nécessite, dans toutes ses branches, une approche matérialiste. (Corrélativement ils laissent – témérairement ! – entendre que ce prétendu « fait », à supposer qu’il soit exact, démontrerait l’inanité, d’une part de toute quête spiritualiste ou religieuse et d’autre part, finalement, de toute remise en cause, sur la base des données scientifiques actuelles, de la philosophie scientiste). Mon propos est au premier chef d’établir que l’assertion dont il s’agit est de facto fausse. Accessoirement il sera aussi d’évoquer les raisons scientifiques – trop complexes pour être résumées ici – qui font que, en définitive, le matérialisme scientiste paraît, à beaucoup de scientifiques de par le monde, être réfuté. De fait, dans le domaine de la physique, la vérité de ce qu’ici j’avance est manifeste. On peut très bien ne pas être d’accord avec la philosophie de Niels Bohr. Il n’en est pas moins factuellement vrai que Bohr et ses élèves furent à l’origine des développements de la physique du XXe siècle qui se sont avérés, en tous domaines, les plus féconds. Aucun physicien ne niera ce fait historique. Or, selon Bohr, un instrument de mesure doit être considéré comme obéissant à la physique classique (par opposition à « quantique »), non du tout en vertu de ses propriétés physiques mais seulement en raison du fait qu’il nous sert, à nous, d’instrument. De plus, alors que le choix (humain) de cet instrument et de son usage définit les conditions expérimentales, ces conditions elles-mêmes sont, selon Bohr « un élément inhérent à la description de tout phénomène auquel le terme de “réalité physique” peut être attaché » [3]. À moins de renverser le sens du mot « matérialisme », il est impossible de considérer comme matérialiste, même sur le seul plan méthodologique, une conception de ce genre, selon laquelle, comme on le voit, en tant qu’objet de science, la « réalité physique » apparaît comme indissociable de l’action humaine, n’est, fondamentalement, qu’une synthèse de l’expérience humaine communicable, et où, par conséquent, la recherche, dans le cadre de son activité propre, écarte délibérément toute référence à une sous-jacente « réalité physique en soi ». Il faut en dire autant des vues de Heisenberg, de Pauli, de Born, bref de la majorité des grands artisans de la physique de notre temps. Ils ont pris pour assise conceptuelle de leur recherche, non du tout le matérialisme mais bien, tout au contraire, un certain pragmatisme philosophique, assez voisin du conventionnalisme d’Henri Poincaré et dans lequel la conception matérialiste est vue comme une « métaphysique », plausible aux yeux de certains mais de toute façon externe à la science. Ceci ne touche certes que la physique. Dans la plupart des autres sciences, le matérialisme reste un cadre de pensée fécond et pratiquement indispensable. Mais que prouve cette remarque ? À l’évidence, il suffit qu’une assertion telle que celle ici discutée soit trouvée fausse dans une discipline particulière pour qu’elle ne puisse être présentée comme un grand principe général. A fortiori ceci est-il vrai lorsque – ironie du sort ! – la discipline en question est justement celle, la physique, à laquelle nombre de matérialistes pensent ramener, finalement, les autres sciences. Au reste, et plus généralement, l’histoire montre assez la fragilité de l’argument consistant à dire d’une conception qui, à l’époque où l’on se trouve, s’avère « marcher » admirablement que, « par conséquent », elle est vraie. Nous savons tous que la théorie newtonienne de la gravitation « marche » excellemment dans pratiquement tous les domaines relevant de l’astronomie classique de position, qu’elle a été, pour cette raison tenue durant plusieurs siècles pour le paradigme du vrai… et que cependant elle est maintenant supplantée par une théorie, la relativité générale, fondée sur des idées radicalement différentes (la courbure de l’espace-temps y remplace la force de gravitation). Nul, évidemment, ne reprochera aux ingénieurs de la NASA de continuer à l’utiliser en tant que « principe méthodologique » pour le calcul des trajectoires des satellites mais nul non plus ne s’avisera de tirer de cette pratique des conclusions d’ordre conceptuel. Relativité et physique newtonienne sont deux théories appartenant à une même discipline et, de ce fait, connaître l’une et l’autre ne nécessite pas un effort trop grand. Dans le cas qui, ici, nous intéresse, l’effort à fournir pour se faire une opinion juste est, j’en conviens, nettement plus considérable car il faut pour cela penser la science dans son ensemble. Il n’en est pas moins vrai que la problématique est la même ici et là ; et que, à l’instar de l’ingénieur de la NASA initié à la relativité, le géologue, ou le biologiste ou etc., qui aurait une connaissance approfondie, outre de sa discipline propre, de la physique quantique et de ses problèmes conceptuels, n’édifierait certainement pas sa conception du réel sur le simple fait que, dans sa discipline particulière, les concepts de base du matérialisme sont un bon outil de travail. Au reste, les méthodes sont affaire d’opportunité, d’ingéniosité, bref de circonstances et de qualités qui relèvent du fonctionnement de l’esprit. Qu’elles soient générales ou non, en faire nos référents ultimes reviendrait à ériger l’esprit en fondement de ce qui est… ce qui n’est pas exactement le but visé par le matérialiste ! Il en résulte que même si l’adoption d’un matérialisme méthodologique était en tout domaine une condition nécessaire de l’avancement de la science (ce qui, nous l’avons vu, n’est pas le cas) on ne pourrait pas en conclure qu’en tant que description du monde le matérialisme est vrai. Reste, bien sûr, la question de fond. Les découvertes de la physique contemporaine réfutent-elles les extrapolations matérialistes des données de la science classique avancées, jadis, par certains et sur lesquelles beaucoup de nos contemporains vivent encore ? Et si oui, comment corriger de telles extrapolations sans tomber dans autant de « dérives » symétriques et pareillement répréhensibles ? Malheureusement ce sont là (mais nul ne s’en étonnera !) deux domaines de recherche fort difficiles, le second l’étant d’autant plus qu’il déborde du cadre de la science proprement dite. Que l’on puisse s’y fourvoyer, que certains, de fait, s’y fourvoient, cela est hélas vrai ; qui le niera ? Rappelons-nous seulement que même la science s’est construite par fourvoiements successifs petit à petit rectifiés, et qu’interdire toute spéculation serait se condamner à la stérilité. Et gardons aussi en mémoire qu’il est, même en ces domaines frontières, des données sûres. Rappelons simplement à cet égard l’immense découverte qui a nom non-localité : toute conception du réel en soi qui le réduirait à des particules localisées liées par des forces décroissant avec la distance est contredite par les données de l’expérience. C’est là, on l’avouera, un changement radical relativement à la vulgate du matérialisme atomistique. Allégoriquement on peut dire que, dans les murs de l’étroite cellule conceptuelle où celui-ci nous enfermait, la recherche contemporaine – par des voies totalement rationnelles et rigoureuses – se trouve avoir ouvert comme une fenêtre. Mais attention : je ne dis pas – ce serait faux ! – qu’elle décrit le paysage sur lequel donne cette fenêtre. Peut-être est-ce là l’affaire de la philosophie, discipline qui – comme André Comte-Sponville l’a si pertinemment écrit – est l’art de « penser plus loin qu’on ne sait ». Toujours est-il que les personnes que je considère comme obscurantistes sont celles qui, murées dans le confort de vieilles « certitudes », font abstraction de ces déconcertantes mais essentielles vérités ; et que je me déclare solidaire de celles – peu nombreuses et parfois cibles des premières ! – qui, à l’inverse, les font connaître. - SPS n° 272, mai 2006 À lire ou à consulter Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Folio/Essais, Gallimard, 1991 Werner Heisenberg, La partie et le tout, le monde de la physique atomique, Albin Michel, 1972 Hervé Zwirn, Les limites de la connaissance, Éditions Odile Jacob, 2000 Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002 [1] Alexandre Hendoir., La croisade de l’UIP contre le matérialisme, Science et pseudo-sciences n° 268, Juillet-Août 2005, page 18. [2] Science et quête de sens, dir. Jean Staune, Presses de la Renaissance, 2005. [3] Niels Bohr, Physical Review 48, p. 696 (1935) Par Freeman DYSON
"Puisque la Création, tout comme le Créateur, est magnifiée, et que par conséquent le monde serait infini, de même que le pouvoir créateur, il nous faut admettre que par-delà le monde visible, plein de corps célestes et de systèmes planétaires, s’étend une immensité sans limites de créations semblables à l’univers que nous connaissons…Certains faits semblent confirmer la véracité d’une telle supposition, comme l’existence de nombreuses masses obscures, à peine perceptibles de la Terre, au-delà de nos régions étoilées, dans lesquelles il existe des espaces lumineux mais aucune étoile ou autre corps céleste remarquable. Il s’agit là sans doute d’autres mondes, situés aux confins du monde connu, trop éloignés pour être observés même à l’aide de nos téléscopes ». Trente-cinq ans plus tard, les spéculations de Wright furent confirmées par les observations précises de William Herschel. Wright calcula aussi le nombre de mondes habitables dans notre galaxie. « Au total, nous pouvons avancer le chiffre de 170 000 000, qui me paraît raisonnable, et qui exclut les comètes dont je pense qu’elles occupent une place majeure dans la création ». Ce qu’il dit sur les comètes est exact, bien qu’il ne se prononce pas sur leur nombre. Pour lui, l’existence de tant de mondes habitables n’est pas une simple hypothèse scientifique mais une source de réflexion morale : « Dans cette grande création céleste, la destruction catastrophique d’un monde tel que le nôtre, ou même la dissolution totale d’un ensemble de mondes, n’est peut-être, pour l’Auteur de la Nature, guère plus qu’un banal accident de la vie pour nous, et selon toutes probabilités, de telles apocalypses dans ce monde-là sont aussi fréquentes que la naissance ou la mort sur notre Terre. Je trouve, pour ma part, cette idée fort réjouissante, et je ne peux contempler les étoiles sans me demander pourquoi nous ne sommes pas tous astronomes. Comment des hommes doués de bon sens et de raison peuvent-ils négliger une science qui les intéresse au plus haut point, et se refuser d’élargir un champ de connaissances qui devrait les convaincre de leur immortalité, et leur permettre de vivre sans angoisse les petites difficultés auxquelles est confrontée la nature humaine ? C’est tout cela que semble nous promettre l’apparente foison de demeures étoilées. Que faut-il faire ou ne pas faire, dès lors, pour préserver notre droit naturel à ces trésors et pour mériter cet héritage, dont hélas nous pensons qu’il fut créé pour satisfaire la vanité d’une race de géants qui vivent confinés dans un monde étroit, enchaînés comme des atomes sur un grain de sable ? » Ce discours était celui du dix-huitième siècle. Ecoutons maintenant ce que nous dit le vingtième, à travers les voix du biologiste Jacques Monod : « Toute confusion entre connaissance et valeurs est interdite », et du physicien Steven Weinberg : « Plus l’univers nous semble compréhensible, plus il nous paraît dénué de sens. » Si Monod et Weinberg parlent vraiment au nom du vingtième siècle, alors je préfère le dix-huitième. Mais en fait, Monod et Weinberg, qui sont tous deux de grands hommes de science et de grands chercheurs, chacun dans sa spécialité, ne prennent pas en compte certaines subtilités et ambiguïtés de la physique du vingtième siècle. Leur position philosophique s’enracine dans le dix-neuvième siècle et non dans le vingtième. C’est au dix neuvième siècle que fut décrétée tabou toute velléité d’établir des liens entre science et morale, au cours du terrible conflit qui opposa les biologistes évolutionnistes menés par Thomas Huxley et les hommes d’Eglise guidés par l’évêque Wilberforce. Huxley remporta la bataille, mais cent ans plus tard, Monod et Weinberg se battent encore contre le fantôme de l’évêque Wilberforce. La bataille du dix-neuvième siècle était centrée autour du vieil argument dit de la cause première. Il s’appuie sur un raisonnement fort simple qui dit par exemple que l’existence d’une montre suppose celle de l’horloger. Thomas Wright jugeait cet argument valable dans le cas de l’astronomie, et jusqu’au dix-neuvième siècle, savants et hommes d’Eglise s’accordaient pour l’accepter également dans le domaine de la biologie. La nageoire du pingouin, l’instinct qui conduit l’hirondelle à bâtir son nid, l’œil perçant du faucon étaient pour eux autant de marques du Créateur, et ces animaux pouvaient déclarer, comme les étoiles et les plantes dans l’hymne d’Addison : « La main qui nous a créées est celle de Dieu. ». Puis vinrent Darwin et Huxley, qui expliquèrent l’existence du pingouin, de l’hirondelle et du faucon par le processus de sélection naturelle, c’est-à-dire les variations aléatoires des caractères héréditaires au cours des âges. Si Darwin et Huxley avaient raison, l’argument de la cause première se trouvait du même coup démoli. L’évêque Wilberforce méprisait les biologistes, qu’il jugeait comme des irresponsables, ennemis de la religion, et il s’appliqua à les couvrir de ridicule. Lors d’un débat public, il demanda à Huxley s’il descendait du singe du côté de son grand-père, ou du côté de sa grand-mère. Les biologistes ne lui ont jamais pardonné, et ne lui pardonneront jamais. Le combat qu’ils ont mené a ouvert des blessures qui ne se sont pas refermées. Si l’on considère à nouveau ce conflit un siècle plus tard, on peut constater que Darwin et Huxley avaient raison. La découverte de la structure et de la fonction de l’ADN a montré la nature des variations génétiques sur lesquelles joue la sélection naturelle. Le fait que la structure de l’ADN reste stable pendant plusieurs millions d’années, tout en pouvant varier occasionnellement, s’explique par les lois de la chimie et de la physique. Il n’y a aucune raison pour que la sélection naturelle opérant sur cette structure, chez une espèce d’oiseau ayant acquis un goût marqué pour le poisson, ne produise pas une nageoire de pingouin. Les variations aléatoires, sélectionnées par la lutte continuelle pour la survie, peuvent remplir la mission du Créateur. Pour les biologistes, l’argument de la cause première est mort. Ils ont gagné la bataille. Mais hélas, en remportant cette victoire amère sur le clergé, ils ont fondé un nouveau dogme selon lequel l’univers est dépourvu de sens. Jacques Monod énonce ce dogme avec le tranchant dont il est coutumier : « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de « projet » ». Une telle définition de la méthode scientifique exclut définitivement Thomas Wright du monde de la science. Elle rejette aussi certaines des branches les plus vivantes de la physique contemporaine et de la cosmologie. Il est aisé de comprendre comment certains biologistes moléculaires d’aujourd’hui en sont venus à accepter une définition aussi étroite de la connaissance scientifique. Leurs brillants succès, ils les ont obtenus en réduisant le comportement complexe des créatures vivantes au comportement plus simple des molécules dont ces créatures sont composées. Tout leur champ d’étude est fondé sur une réduction du plus complexe au plus simple, c’est-à-dire la réduction des mouvements apparemment motivés d’un organisme évolué aux mouvements purement mécaniques de ses parties constituantes. Pour le biologiste moléculaire, une cellule est une machine chimique ; les protéines et les acides nucléiques qui contrôlent son comportement sont comme des pièces d’horlogerie aux états bien définis et qui réagissent à leur environnement en passant d’un état à un autre. Tout étudiant en biologie apprend son métier de chercheur en construisant des modèles à partir de petites billes et de chevilles en plastique. Ces modèles sont des outils indispensables pour l’étude détaillée de la structure et de la fonction des enzymes et des acides nucléiques. Ils permettent de visualiser les molécules qui nous constituent. Mais pour un physicien, fabriquer de tels modèles est une pratique appartenant au dix-neuvième siècle. Tout physicien sait parfaitement que les atomes ne sont pas en réalité des petites billes dures. Tandis que les biologistes moléculaires préparaient leurs découvertes spectaculaires en jouant avec ces modèles mécaniques, la physique se tournait vers une toute autre direction. Pour les biologistes, chaque pas franchi vers la conception d’un élément plus petit en taille signifie l’étude d’un comportement plus simple et plus mécanique. Une bactérie est plus simple et plus mécanique qu’une grenouille, une molécule d’ADN est plus mécanique qu’une bactérie. Mais la physique du vingtième siècle a montré que la tendance s’inverse si l’on poursuit encore cette réduction. En effet, si l’on divise une molécule d’ADN pour en isoler les composants, on trouve des atomes dont le comportement est moins mécanique que celui des molécules. Si l’on divise un atome, on trouve un noyau et des électrons dont le comportement est encore moins mécanique que celui de l’atome. Une expérience devenue célèbre, conçue par Einstein, Podolsky et Rosen en 1935 comme une expérience mentale pour illustrer les difficultés auxquelles se heurtait la théorie quantique, démontre qu’on ne peut déterminer l’état d’un électron à un moment donné sans tenir compte de l’expérimentateur. Cette expérience a été effectuée de plusieurs façons avec différents types de particules, et les résultats montrent clairement que la description de l’état d’une particule n’a de sens qu’en fonction du procédé d’observation mis en œuvre. Les points de vue philosophiques diffèrent selon les physiciens, et le rôle de l’observateur dans la description des processus sous-atomiques a été diversement interprété. Mais tous les physiciens s’accordent pour reconnaître que l’expérimentation ne peut donner lieu à une description indépendante du mode d’observation. Quand nous traitons d’objets aussi petits que les atomes et les électrons, l’observateur ou l’expérimentateur ne peut être exclu de la description de la nature observée. Dans ce domaine, le dogme de Monod, « la pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature » est faux. Si nous nions le postulat de Monod, cela ne veut pas dire que nous nions les découvertes de la biologie moléculaire et que nous soutenons la doctrine de l’évêque Wilberforce. Nous ne disons pas que le hasard et le réarrangement mécanique des molécules ne peuvent pas transformer le singe en homme ; nous disons simplement que si nous essayons d’observer dans ses moindres détails le comportement d’une molécule isolée, la signification des mots « hasard » et « mécanique » dépendra de la façon dont nous menons notre observation. Les lois de la physique sous-atomique ne peuvent être formulées sans référence à l’observation. La notion de « hasard » ne peut être définie sinon comme une mesure de l’ignorance de l’observateur en ce qui concerne l’avenir. Ces lois réservent une place au rôle de « l’esprit » dans la description que l’homme fait de chaque molécule. Il est intéressant de noter que « l’esprit » joue un rôle dans notre perception de la nature à deux niveaux différents. Au niveau le plus élevé, celui de la conscience humaine, notre esprit perçoit directement, en un sens, le réseau complexe de relations chimiques et électriques qui régissent notre cerveau. Au niveau inférieur, celui des atomes et des électrons, l’esprit de l’observateur est à nouveau impliqué dans la description des événements. Entre les deux se situe le niveau de la biologie moléculaire, pour laquelle les modèles mécaniques sont adéquats et où l’esprit ne semble jouer aucun rôle. Mais en tant que physicien, je ne peux m’empêcher de soupçonner qu’il existe un lien logique entre les deux manières dont l’esprit se manifeste dans mon univers. Je ne peux m’empêcher de penser que la conscience que nous avons du fonctionnement de notre propre cerveau a à voir avec le processus que l’on nomme « observation » en physique atomique. En d’autres termes, je pense que notre conscience n’est pas seulement un phénomène passif mis en œuvre par des réactions chimiques dans notre cerveau, mais un agent actif forçant les ensembles moléculaires à faire un choix entre tel état quantique et tel autre. Autrement dit, « l’esprit » est présent dans chaque électron, et le fonctionnement de la conscience humaine ne diffère qu’en degré et non en nature du processus de choix entre deux états quantiques, choix que nous appelons « hasard » quand il est fait par un électron. Jacques Monod a un profond mépris pour les gens comme moi ; il nous appelle « animistes », c’est-à-dire ceux qui croient aux esprits. « L’animisme », dit-il, « établissait entre la Nature et l’Homme une profonde alliance hors laquelle ne semble s’étendre qu’une effrayante solitude. Faut-il rompre ce lien, parce que le postulat d’objectivité l’impose ? ». Monod répond oui : » L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. « Je réponds non. Je crois en cette alliance. Il est vrai que notre venue dans l’univers est due au hasard, mais l’idée de hasard elle-même ne fait que masquer notre ignorance. Je ne me sens pas étranger dans l’univers. Plus je l’examine et étudie en détail son architecture, plus je découvre de preuves qu’il attendait sans doute notre venue. Certaines lois de la physique nucléaire des accidents numériques semblent conspirer pour rendre l’univers habitable. La puissance des forces d’attraction nucléaire est tout juste suffisante pour s’opposer à la répulsion électrique qui s’opère entre les charges positives des noyaux des atomes ordinaires comme les atomes de fer ou d’oxygène. Mais les forces nucléaires ne sont pas assez puissantes pour rassembler deux protons (noyaux d’hydrogène) en un seul système, que l’on appellerait diproton s’il existait. Si ces forces étaient légèrement plus grandes, le diproton existerait donc et tout l’hydrogène de l’univers serait transformé en diprotons et en noyaux lourds. L’hydrogène serait un élément rare, et les étoiles comme le soleil, qui vivent longtemps car leur cœur contient de l’hydrogène à combustion lente, n’existeraient pas. D’autre part, si ces forces nucléaires étaient beaucoup plus faibles qu’elles ne le sont, l’hydrogène ne pourrait pas brûler et il n’y aurait aucun élément lourd dans l’univers. Si, comme cela semble probable, l’évolution de la vie nécessitait la présence d’une étoile comme le soleil capable de fournir de l’énergie en quantité constante pendant plusieurs milliards d’années, alors la puissance des forces nucléaires devait se situer dans un ordre de grandeur bien précis pour permettre l’émergence de la vie. Il existe un accident numérique semblable, mais indépendant du premier, qui concerne l’interaction faible par laquelle l’hydrogène se consume dans le soleil. Celle-ci est un million de fois plus faible que la force nucléaire. Elle est juste assez faible pour que l’hydrogène du soleil brûle à une vitesse lente et régulière. Si cette interaction était beaucoup plus faible ou beaucoup plus forte, là encore toute forme de vie dépendant d’une étoile comme le soleil n’aurait pu voir le jour. L’astronomie nous a fait connaître d’autres accidents numériques qui parlent en faveur de ma théorie. Par exemple, l’univers est bâti à une telle échelle que la distance moyenne qui sépare deux étoiles dans une galaxie de taille moyenne comme la nôtre est d’environ vingt millions de millions de miles, distance extravagante selon nos critères d’évaluation. Si un savant affirme que des étoiles situées à de telles distances jouent un rôle décisif dans les conditions d’apparition de la vie, il sera soupçonné de croire à l’astrologie. Mais il se trouve qu’en vérité nous n’aurions pu survivre si la distance moyenne séparant deux étoiles n’était que de deux millions de millions de miles au lieu de vingt. Si ces distances étaient inférieures d’un facteur 10, il est probable qu’une autre étoile, au cours des quatre milliards d’années d’existence de la Terre, serait passée si près du soleil que son champ gravitationnel aurait modifié les orbites des planètes. Pour détruire la vie sur la Terre, il n’est nul besoin de retirer la Terre du système solaire ; il suffit de modifier légèrement son orbite elliptique. Toute la diversité de la chimie organique dépend d’un équilibre fragile entre les forces électriques et les forces de la mécanique quantique. Cet équilibre n’existe que parce que les lois de la physique contiennent un « principe d’exclusion » qui interdit à deux électrons d’occuper le même état. Si ces lois étaient différentes et si les électrons ne s’excluaient pas mutuellement, toute notre chimie de base s’en trouverait bouleversée. Et il existe bien d’autres accidents fort chanceux en physique atomique. Sans ces accidents, l’eau n’existerait pas sous sa forme liquide, les chaînons d’atomes de carbone ne pourraient pas se combiner en molécules organiques complexes, et les atomes d’hydrogène ne pourraient pas servir de ponts entre les molécules. C’est donc grâce à tous ces accidents physiques et astronomiques que l’univers est un lieu aussi hospitalier pour les créatures vivantes. Étant un scientifique éduqué dans le mode de pensée et le langage du vingtième siècle et non du dix-huitième siècle, je ne prétends pas que l’architecture de l’univers prouve l’existence de Dieu., je dis seulement que cette architecture est compatible avec l’hypothèse selon laquelle « l’esprit » joue un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’univers. Nous avons dégagé précédemment deux niveaux auxquels « l’esprit » se manifeste dans la description de la nature : au niveau de la physique sous-atomique, l’observateur est étroitement impliqué dans la définition qu’il donne des objets qu’il observe ; au niveau de l’expérience humaine directe, nous sommes conscients du fonctionnement de notre propre esprit, et nous sommes accoutumés à penser que les autres êtres humains et les animaux n’ont pas le même esprit que nous. Nous devons maintenant ajouter un troisième niveau aux deux premiers : l’harmonie particulière qui existe entre la structure de l’univers et les besoins de la vie et de l’intelligence est une troisième manifestation de « l’esprit » dans l’ordre des choses. En tant que scientifique, on ne peut pousser plus loin le raisonnement. Nous avons des preuves que « l’esprit » est important sur trois niveaux ; nous n’avons aucune preuve qu’il existe un principe unificateur plus profond liant ces trois niveaux ensemble. En tant que personne, certains souhaitent peut-être aller plus loin, et caressent l’hypothèse qu’il existe un esprit ou une âme universelle qui sous-tend toute manifestation de « l’esprit » que nous constatons. Si nous prenons cette hypothèse au sérieux, nous sommes, d’après la définition de Monod, des animistes. L’existence d’une âme universelle est une question d’ordre religieux plus que scientifique. A l’âge de quatre-vingt-cinq ans, ma mère ne pouvait déjà presque plus marcher. Elle se contentait de petites sorties autour de sa maison. L’une de ses promenades favorites la conduisait au cimetière tout proche, d’où l’on a une vue splendide sur la vieille ville de Winchester et les collines environnantes. Je l’accompagnais souvent, et je l’écoutais parler gaiement de la mort qui pour elle approchait. Parfois, en constatant la stupidité de l’humanité, elle se mettait en colère. « Quand je regarde le monde aujourd’hui », me dit-elle un jour, « j’ai l’impression de voir une fourmilière dans laquelle trop de fourmis se bousculent, et je me dis qu’il vaudrait peut-être mieux tout détruire. » Je protestai et elle rit. Non, si forte que fût sa colère contre les fourmis, elle ne se résoudrait jamais à détruire la fourmilière. Elle la trouvait beaucoup trop intéressante. Parfois, nous parlions de la nature de l’âme humaine et de l’Unité Cosmique de toutes les âmes en laquelle j’avais cru lorsque j’avais quinze ans. Ma mère n’aimait pas ce terme d’Unité Cosmique. Elle le trouvait prétentieux et préférait celui d’âme universelle. Elle pensait qu’elle en était elle-même une partie, à qui on avait donné la liberté de croître et de se développer seule tant qu’elle était en vie. Après sa mort, elle espérait se fondre à nouveau dans cette âme universelle, perdant son identité individuelle mais conservant ses souvenirs et son intelligence. Toute la connaissance et la sagesse qu’elle avait accumulées durant sa vie viendraient s’ajouter à la somme de connaissances et de sagesse que contenait l’âme du monde. « Mais comment sais-tu que l’âme universelle veut encore de toi ? » lui demandai-je. « Peut-être, après toutes ces années, l’âme universelle te trouvera-t-elle trop dure et indigeste et refusera-t-elle de te prendre en son sein. » « Ne t’inquiète pas », répondit ma mère. « Cela prendra peut-être un certain temps, mais je réussirai bien à me faire accepter. L’âme du monde a bien besoin d’un peu d’intelligence supplémentaire. » Physicien, ancien Directeur du Laboratoire de Physique théorique et des particules élémentaires, Bernard d’Espagnat est aussi un grand penseur préoccupé par la question de l’Être en se consacrant notamment aux notions de la mécanique quantique. Il est, à ce titre, auteur de nombreux ouvrages dont « A la recherche du Réel » et récemment « Penser la Science ».
Avant de nous conduire à son concept de « Réel voilé », Bernard d’Espagnat se livre a une critique du mécanicisme, en réfutant tour à tour l° la possibilité de décrire l’univers en des concepts familiers, 2° celle d’expliquer le tout par ses parties, et enfin 3° l’objectivité forte de la physique classique. La notion de « Réel voilé », propre à la pensée de l’auteur, est un des fondements essentiels à une nouvelle épistémologie. L’article ci-dessous est une conférence – intitulée « La Physique quantique ou la fin de la vision mécaniste de l’Univers » donnée par l’auteur au Colloque international Science pour Demain qui eut lieu les 23 et 24 février 1991 à Paris. Introduction Il s’agit d’introduire le sujet de telle manière que les esprits auxquels il est jusqu’ici resté étranger puissent reconnaître qu’il a un sens. Dans cette perspective, je ne saurais mieux faire je crois, que de centrer une bonne part de mon exposé sur une critique du mécanicisme. Certes, je le sais bien, en paroles, tout le monde ou presque aujourd’hui répudie le mécanicisme, mais en fait le mécanicisme demeure très vivace dans le substrat de l’esprit des gens… en tout cas de beaucoup de gens. Et il s’y trouve même renforcé par le fait que certaines disciplines qui ont fait de grands progrès dans les dernières décennies, je pense à la biologie moléculaire, aux neuro-sciences, etc… sont des sciences qui présentent deux caractéristiques. La première est qu’elles visent à réduire l’objet de leur étude à des phénomènes physiques : et la seconde, c’est que, justement, les phénomènes physiques auxquels ces sciences réduisent (avec un beau succès, d’ailleurs) l’objet de leur étude, sont de ceux qui, en apparence, peuvent être décrits par le schéma mécaniciste. Je pense à ces molécules qui s’enclenchent les unes dans les autres, ou bien qui servent de moule les unes pour les autres. En apparence du moins, tout cela s’inscrit dans une vision mécaniciste. Donc, dans ces conditions, je pense qu’il est important de se demander, premièrement, si la philosophie du mécanicisme est vraiment réfutée par la physique comme au début de ce siècle on a souvent dit qu’elle l’était, (car ma conclusion sera qu’elle l’est), eh bien, si oui, où cela nous mène-t-il ? Et nous verrons que cela nous mène assez loin. Donc, ce sont ces deux points que je me propose d’examiner. Description et réfutation du mécanicisme Tout le monde sait, grosso modo, que le mécanicisme est l’idée que l’être, l’univers, autrement dit, tout ce qui est, peut être décrit comme une mécanique. Si on creuse un peu plus précisément dans ce qu’est le mécanicisme, je crois que l’on y trouve deux idées constitutives. Elles ne sont pas toujours exprimés, mais en constituent les fondements. La première de ces idées, c’est que tout est descriptible – au moins qualitativement – au moyen des seuls concepts familiers ou de concepts obtenus à partir de ceux-ci par des chaînes relativement courtes d’abstractions ou de généralisations. En somme, c’est l’idée que le réel est construit un peu à la manière des chronomètres de grand-papa. Je ne pense pas aux horloges à quartz, mais à ces chronomètres là. C’est très subtil, un vieux chronomètre, c’est très compliqué c’est très complexe, cela comporte toutes sortes de ressorts variés, des roues dentées de toutes les dimensions et tout cela n’est pas mis au hasard, tout cela est agencé de façon très délicate. Donc, je le répète, un chronomètre est, d’une certaine manière, quelque chose de très subtil. Mais il n’empêche que les concepts qui nous permettent qualitativement de décrire le chronomètre et ses diverses parties sont des concepts simples et familiers. Ce sont le concept de ressort – et tout le monde a vu des ressorts -, le concept de roue dentée -, tout le monde a vu des roues dentées – et le concept de force de contact qui est la force qui joue quand une roue dentée engrène dans une autre roue dentée. Il y a une force qui pousse, l’un des engrenages pousse l’autre : or, cette notion de force de contact est aussi une notion élémentaire, banale, nous avons tous vu quelqu’un pousser quelque chose… Ainsi, les concepts plus ou moins familiers à la base du mécanicisme ne posent pas, du moins en apparence, de « problèmes conceptuels ». Pour les philosophes, ils en posent peut-être. Mais on peut se dire que c’est là leur affaire. Pour nous, d’emblée, comme ça, ils n’en posent pas. Or, vous savez (ce n’est pas à vous que je l’apprendrai !) que la physique contemporaine réfute cette première idée, cette idée que la réalité peut être décrite au moyen de concepts familiers. Pour le montrer, on peut remonter loin, mais il peut suffire de n’aller que jusqu’à la relativité restreinte, la première relativité, celle d’Einstein de 1905, qui a introduit la notion d’espace-temps. Car la notion d’espace-temps, ce n’est pas du tout un concept familier. Dans l’espace-temps, si vous changez de référentiel, le temps se transforme en partie en espace, et inversement. Eh bien, indéniablement, cette idée-là ne fait partie ni de nos idées intuitives, ni des abstractions simples que l’on pourrait tirer de nos idées intuitives. Si vous essayez de remonter à des philosophies plus ou moins traditionnelles, vous ne trouverez rien de semblable. Donc, c’est vraiment quelque chose qui dépasse tout à fait nos concepts familiers. La physique pourtant reconnaît que ce nouveau concept est nécessaire. Et je ne parle même pas de la relativité générale, qui renchérit là-dessus avec des espaces courbes et tutti quanti, choses qui ne sont manifestement pas des concepts familiers. Si l’on passe du côté de la théorie des particules dites élémentaires, l’on trouve quelque chose d’encore plus frappant, c’est le phénomène de création et d’annihilation : parce que là, le mouvement se trouve transformé en objet. Vous prenez deux protons, ils ont un certain mouvement, une certaine vitesse, une certaine énergie cinétique donc, vous les faites se rencontrer, puis ils se séparent de nouveau, vous avez toujours les deux protons, mais le mouvement de ces protons a été en partie transformé : on a vu apparaître d’autres particules qui ont été créées par ce mouvement. Or, un mouvement, c’est une propriété des objets, et par conséquent vous avez là une transformation d’une propriété d’objet en objet. Cela, c’est quelque chose qui dépasse tout à fait nos concepts familiers. En effet, dans l’attirail de nos concepts familiers, il y a d’une part les objets, et d’autre part les propriétés de ces objets : et normalement, ce sont là deux catégories de pensée qui ne se transforment pas l’une dans l’autre. Évoquer une telle transformation paraît aussi absurde que si on disait qu’on peut transformer la hauteur de la Tour Eiffel en une autre Tour Eiffel, ou bien le mouvement d’un taxi en un autre taxi. Ceci pour vous faire comprendre qu’il y a vraiment dans la physique moderne un dépassement nécessaire des concepts familiers. Donc, cette première idée du mécanicisme se trouve par là réfutée. La deuxième idée de base du mécanicisme, je l’appellerais l’idée de divisibilité par la pensée. C’est l’idée, en somme, que – à supposer que l’on connaisse les lois physiques – si, de plus, on connaît de façon exacte l’ensemble des parties d’un système, on connaît de ce fait le système tout entier. C’est là une idée qui n’est pas toujours explicitée, qui en général ne l’est pas, mais qui est tout de même une idée fondamentale du mécanicisme. Prenez par exemple le système solaire, envisagé du point de vue de l’astronomie classique : si, dans un référentiel donné que vous avez choisi, vous connaissez à un certain instant la position et la vitesse de tous les astres qui composent le système, vous pouvez tout calculer ensuite : vous pouvez calculer ce que va devenir ce système, ce qu’il était, etc… Donc vous connaissez ce système, il n’y a rien d’autre à connaître que cela. Vous pouvez aussi calculer, naturellement, toutes les corrélations qui auront lieu à n’importe quel moment entre les diverses planètes. etc… Donc, en physique classique, et en particulier dans la vision mécaniciste, il va de soi que l’on peut diviser les systèmes, comme cela, en parties. Eh bien, cette deuxième idée aussi est réfutée. Cette fois par la physique quantique. Prenez deux systèmes, par exemple, deux particules élémentaires, deux protons, deux systèmes quantiques en général, et faites-les se rencontrer. Supposons qu’ils entrent en interaction pendant un certain temps, puis se séparent. Après cette séparation, en général, ces deux systèmes, vous ne pouvez plus les décrire chacun par le moyen de fonctions d’onde, car ils n’ont pas chacun une fonction d’onde. En mécanique quantique « standard » (celle que l’on trouve dans les manuels), si vous voulez parler quand même, séparément de chacun des deux sous systèmes protons ou autres qui composent le système global, après l’interaction vous ne pouvez le faire qu’au moyen d’une certaine entité mathématique que nous appelons matrice-densité. Après interaction, vous pouvez, effectivement, attribuer à chacun une matrice-densité et cette matrice-densité décrit au mieux chacun des sous-systèmes. Mais attention. Même si je connais les lois de force, les lois de la physique, les potentiels d’interaction, enfin, toutes les lois, générales ou particulières que je dois connaître pour traiter le problème, si vous me donnez la connaissance de ces deux matrices-densité, je ne peux pas en déduire la connaissance du système global. En particulier, je ne peux pas en déduire les corrélations entre ces deux sous-systèmes, corrélations que, cependant, nous pourrons très bien observer ; mais on ne peut pas les déduire de la connaissance des deux matrices-densité. C’est pour cette raison que Herman Weyl disait : « la mécanique quantique est la première théorie holiste qui marche », entendez, qui marche quantitativement (holiste, de « holos », qui veut dire le tout). Il y avait jusqu’alors des « théories holistes », en des domaines autres que la physique (Gestalt Theorie, etc…) mais, en général, tout cela était resté qualitatif et un peu flou. Gestalt Theorie, la théorie quantique est une théorie holiste et une théorie qui marche quantitativement puisque, comme vous le savez, c’est une théorie extrêmement raffinée qui permet de calculer les phénomènes avec une précision quelquefois admirable. Alors, vous voyez, cette deuxième idée de divisibilité par la pensée est elle aussi, réfutée par la science moderne. Le danger de la vulgarisation Je voudrais ici ouvrir une parenthèse, si vous le permettez, parce que je pense qu’il y a là un point qui peut être préoccupant. Et ce point est le suivant : c’est que ces deux idées, qui sont donc réfutées, il est très difficile de faire saisir au lecteur, quand on écrit un livre de vulgarisation, qu’effectivement elles le sont. Pourquoi ? Eh bien, prenez, par exemple, la première, l’idée que tout est descriptif en termes de concepts familiers. Quand on écrit un livre pour un public peu considérable : évidemment, on cherche à être lu. Pour être lu, il faut être compris sans effort, et pour être ainsi compris d’une grande quantité de gens, il faut leur parler un langage qui leur soit d’emblée accessible, c’est-à-dire qu’il faut utiliser des concepts qu’ils ont déjà, et rien que des concepts qu’ils ont déjà. Et donc, il faut s’exprimer d’un bout à l’autre en termes de concepts familiers : et je pense que c’est la raison qui fait que même les grands physiciens, à l’heure actuelle, trichent en général quand ils écrivent ce genre de livre. Ils trichent en ce sens que, lorsqu’ils décrivent par exemple les gaz de l’univers primitif, ou de telles choses, ils laissent entendre – ils ne le disent pas, naturellement, parce qu’ils savent que c’est faux – mais ils laissent quand même entendre implicitement que ces gaz, ce sont des ensembles de petites boules qui s’entre-choquent. Or, cela est faux. Nous venons de voir que cela est tout à fait faux. Mais il est très difficile de ne pas, justement, quoiqu’on en ait, émettre ce message, qui est faux, quand on écrit ce genre de livre. Malheureusement, c’est là quelque chose qui se produit beaucoup, et j’avoue que cela me préoccupe. Cela me préoccupe, au premier chef, parce qu’il est fâcheux de voir ainsi disséminées, et érigé en absolus, des idées qui, ainsi comprises, sont insoutenables ; mais également du fait que cette vision mécaniciste, en fait, est une vision réductrice et très triste. Même si l’on vous dit que l’univers est « très grand » et donc « très beau », l’idée qu’il est composé comme cela est quand même une idée triste. L’être devrait être plus que cela. Certes, si une telle idée était vraie, il faudrait s’incliner, naturellement : ce qui compte avant tout, c’est la vérité ; qu’elle soit gaie ou triste. Ce n’est pas ce qui doit nous déterminer, mais lorsque, de plus, nous constatons que cette vision réductrice du monde est convoyée dans l’esprit des gens par des inférences qui sont fausses, et qu’involontairement bien sûr, le message de la science se trouve ainsi en quelque sorte frelaté, je crois qu’il y a vraiment de quoi être préoccupé. Une problématique : l’objectivité Je ferme cette parenthèse et je continue en remarquant que la constatation que nous venons de faire sur les faiblesses du mécanicisme conduit à se demander si d’autres idées du mécanicisme ne devraient pas, elles aussi, être soumises à un examen critique. Et si on se pose ces questions-là, on en voit tout de suite une qui est la notion d’objectivité. Ici, je ne résiste pas au plaisir de vous donner un exemple. Il s’agit d’une référence un peu ancienne, mais qui montre bien le danger qu’il peut y avoir à recouvrir d’un même mot deux notions toutes différentes. Je pense à ce passage des Provinciales de Blaise Pascal, où il traite de la notion de grâce suffisante. Comme vous le savez les amis jansénistes de Pascal niaient cette notion de grâce suffisante, et ils étaient pour cette raison attaqués par la plupart des groupes religieux de l’époque, les jésuites, les dominicains, les molinistes, etc… Pascal, faussement naïf, imagine un personnage qui va voir successivement ces divers groupes d’opposants, qui leur dit à chacun : « Il faut que je me fasse une opinion, il faut que je parle de la grâce suffisante aux gens, qu’est-ce que la grâce suffisante ? », et qui reçoit à chaque fois une définition différente. A la fin, il demande à son dernier interlocuteur : « Mais enfin, mon père il faut bien que je dise quelque chose : si on me demande mon opinion à propos de la notion de grâce suffisante, que dois je dire ? » Et le Révérend Père de répondre : « Mais, mon fils, c’est extrêmement simple, vous n’avez qu’à dire que l’on doit croire à la grâce suffisante ; et vous devez surtout bien vous garder de définir cette expression ». Avec la notion d’objectivité il se passe quelque chose de similaire. Je grossis peut-être le trait, mais, dans un sens, pas tellement. Et c’est peut-être plus grave pour la notion d’objectivité que pour la notion de grâce suffisante. Il se passe quelque chose de similaire parce que nous, scientifiques, nous disons : « La science est objective », « La science est objective », « La science est objective », nous « sautons comme des cabris sur nos chaises » (pour employer l’image gaullienne) quand nous disons cela mais en le disant, nous ne sommes pas tous d’accord sur ce que nous voulons dire, parce qu’il y a au moins deux définitions possibles de la notion d’objectivité. Parlons, si vous voulez, de l’objectivité des énoncés, et en particulier des énoncés de base de la physique. Nous avons, en particulier en physique classique, des énoncés qui sont ce que j’appelle à objectivité forte. Ce sont des énoncés qui sont objectifs en ce sens qu’ils peuvent être interprétés comme portant sur les choses elles-mêmes, tout à fait indépendamment de la connaissance que nous pouvons en avoir, et en général, ils sont interprétés comme cela. L’énoncé de la loi fondamentale de la gravitation : Entre deux objets massifs il existe une force inversement proportionnelle au carré de la distance est un énoncé où l’être humain n’apparaît pas, qui peut être supposé porter sur les choses elles-mêmes et qui, en règle générale, est effectivement compris ainsi. La plupart des énoncés scientifiques, et en tout cas les énoncés de base de la physique classique, sont rédigés en de tels termes et sont en général compris de cette façon. Ce qui se passe, c’est qu’en mécanique quantique standard, les choses ne se passent pas de cette manière. Quand on demandait à Bohr si la physique était objective ou subjective, il répondait : « Bien entendu elle est objective puisque ses énoncés sont valables pour n’importe qui ! » C’est là une deuxième définition de l’objectivité, c’est ce que j’appelle l’objectivité faible. Je dirais qu’un énoncé est à l’objectivité faible quand il est valable pour n’importe qui, quand il est invariant par une permutation des expérimentateurs ou des observateurs. De tels énoncés sont par exemple ceux qui se formulent sous forme de règle : « Si l’on fait ceci, on observera cela », ou, « on aura telle ou telle chance d’observer cela ». Le point essentiel, c’est que, parmi les axiomes de la mécanique quantique « standard », ceux que l’on enseigne, il y en a certains qui sont à objectivité faible et qui ne peuvent pas être traduits en termes d’objectivité forte. C’est là une chose qui, je crois, est très importante, et que la plupart d’entre nous, physiciens, « brossons sous le tapis » trop volontiers. Nous n’aimons pas cette distinction entre ces deux notions d’objectivité, et dont nous faisons tout notre, possible pour n’en jamais parler, et pour faire semblant que la difficulté n’existe pas. Parmi ceux qui, malgré tout, sont conscients de sa présence, certains proposent des formulations plus compliquées, susceptibles de la faire disparaître. (Ce sont les modèles non standards, celui de Bohm, etc…, dont je dirai un mot plus loin), et d’autres tentent de la noyer dans une « décohérence » macroscopique. Mais dans ce dernier cas, si on examine bien les choses, on la retrouve. J’entends que, dans ce cas, il reste des axiomes que l’on ne peut vraiment pas transformer en énoncés à objectivité forte : Il y a la collectivité des êtres humains qui est en jeu, cachée quelque part. Elle intervient soit directement, soit indirectement, par la notion d »’ instruments », soit encore par des références faites à l’impossibilité pratique de faire telle ou telle mesure. Encore une fois : dans les formulations de la mécanique quantique, considérées (à juste titre) comme assez sérieuses pour faire l’objet d’un enseignement public, il reste toujours un tel élément. En général, nous n’en parlons pas, ou quand nous en parlons, nous disons « Ce sont des problèmes philosophiques, et par conséquent e ». Mais, comme d’autre part, dès qu’il s’agit de mécanique quantique, les philosophes se déclarent volontiers incompétents, ceci ne nous avance guère ! Un point qui, à mon sens, doit être souligné, est celui-ci : le fait que certains des énoncés de la mécanique quantique standard sont à objectivité faible interdit la philosophie appelée parfois platonicienne ou pythagoricienne, qui était celle d’Einstein dans la deuxième partie de son existence, qui est aussi celle de beaucoup de physiciens théoriciens n’ayant pas particulièrement réfléchi à ces questions-là, et qui consiste à dire, « Certes, l’on ne peut pas décrire le réel au moyen de concepts familiers – nous sommes d’accord là-dessus – mais on peut le décrire au moyen de concepts empruntés aux mathématiques ». Dans cette philosophie, la physique serait encore une ontologie, c’est-à-dire une description de ce qui est. Une chose qui me parait claire est que le fait que certains des énoncés de la mécanique quantique standard ne peuvent pas être transformés en énoncés à objectivité forte rend cette philosophie du réalisme mathématique, ou du pythagorisme si vous voulez, inconciliable avec la mécanique dont il s’agit. Ici, l’honnêteté m’oblige à dire qu’il y a même une échappatoire. Si l’on veut vraiment une physique à objectivité forte (selon la tradition de la physique classique), cela est possible. Il faut se tourner vers les théories dites à variables cachées, des théories style Louis de Broglie, David Bohm, etc… A ce prix-là, on peut récupérer l’objectivité forte, mais c’est un prix qui est terriblement élevé parce qu’il y a des difficultés dans ces théories, en particulier du côté de la relativité. Le point est important mais délicat. Il requiert une discussion approfondie que nous n’avons pas le temps même d’aborder. Dernière question : cette nécessité de faire appel à la notion d’objectivité faible dans certains des énoncés de la physique, donc de dire que la physique n’est pas une description du réel tel qu’il est, mais une description des phénomènes tels qu’ils nous apparaissent, est-ce que cela n’est pas un retour vers l’idéalisme ? Le « Réel voilé » A ce sujet, je voudrais simplement dire que je n’ai jamais bien compris ce que les idéalistes veulent dire, le contenu véritable de la philosophie idéaliste m’échappe. Il y a des philosophes de ce type que je comprends. Je ne dis pas que je les approuve ni que j’y crois, mais au moins je comprends ce qu’elles veulent dire. Le solipsisme par exemple, cela veut dire que seul mon esprit existe vraiment, et que mon corps, cette table, vous autres, êtes des émanations de mon esprit, des espèces de rêves que j’ai. Je n’y crois pas une seconde, mais au moins je comprends ce que dit la philosophie solipsiste. De la même façon, disons, je pourrais comprendre une espèce de « solipsisme collectif » si vous me permettez cette expression bizarre, qui consisterait à conférer aux esprits humains une sorte de privilège d’existence ; à dire en somme : seule « existe vraiment » la collectivité des esprits humains, leurs corps, etc., étant des espèces d’hallucinations collectives que ces esprits humains ont. Cette théorie-là, je comprends au moins ce qu’elle dit, bien que je n’y croie pas. Eh bien, justement, est-ce cela l’idéalisme ? Voilà la question. Je n’en sais rien, je soupçonne pourtant que ce n’est pas tout à fait cela, puisque l’idéalisme n’est jamais énoncé par ses partisans de cette manière. Je crois, moi, que les idéalistes ont quand même vaguement derrière la tête l’idée d’un réel qui ne serait pas une émanation de l’ensemble des esprits. Bon, je ne peux pas parler pour eux mais en tout cas je dirais que, en ce qui me concerne, je ne peux pas me passer d’une telle notion, sauf à retomber dans le « solipsisme collectif », dont je ne veux pas. Je reconnais qu’il y a là de ma part une option philosophique mais je refuse le « solipsisme collectif », tel que défini il y a un instant. Et, par conséquent, je suis bien obligé d’admettre l’idée d’un réel qui ne se réduit pas simplement à l’ensemble des esprits humains. Mais, si vous me suivez en cela, c’est le moment maintenant de nous rappeler ce que nous avons dit précédemment, et qui revient à dire que ce réel, ce n’est pas ce que nous décrit la science. Pourquoi ? Parce que, si la science nous le décrivait, naturellement une telle description devrait être faite en termes d’objectivité forte. Or nous avons vu justement que, apparemment, la science ne peut pas être formulée rien qu’au moyen d’énoncés à objectivité forte. Donc, nous sommes obliges d’admettre que le réel, ce n’est pas vraiment ce que la science nous décrit. La science nous décrit, certes, des phénomènes, mais ce n’est pas une ontologie. Elle ne nous décrit pas le Réel avec un grand R, cette chose dont nous avons admis à l’instant la nécessité pour échapper au « solipsisme collectif ». Maintenant, reste une toute dernière question, à savoir : ce Réel, dont il vient de nous apparaître qu’il n’est pas, à proprement parler, connaissable par la science (pour les raisons que je viens de vous dire), est-ce qu’il est totalement inconnaissable et par conséquent inintéressant, un peu comme « la chose en soi » de Kant, ou bien est-ce qu’il n’est que « voilé », c’est-à-dire, est-ce que nous avons sur lui, quand même, quelques lueurs ? Je n’ai pas le temps de développer mes arguments à ce sujet, mais je pense en avoir qui sont valables en faveur de la deuxième réponse : c’est-à-dire que je pense que ce réel n’est que voilé, que nous avons des lueurs valables sur lui. Certaines de ces lueurs nous sont données par la science, parce que, au moins, elle restreint l’éventail des idées possibles, ce qui est déjà une certaine manière de nous donner quelques lueurs ; et je n’exclus pas la possibilité que d’autres modes de pensée donnent également certaines lueurs sur ce réel. Par Henry Stapp
Introduction C’est la science qui a créé le problème étudié par la présente conférence : elle a donné à l’homme le pouvoir de polluer et de ravager la nature sur une échelle sans précédent et même d’annihiler sa propre espèce. Mais elle a joint à ce pouvoir potentiellement destructeur un cadeau compensateur qui, pour être subtil et encore à peine compris par l’esprit humain, pourrait ultimement se révéler le plus extraordinaire apport de la science à la civilisation de l’homme et même la clé de sa survie. On accepte généralement que la science n’est pas simplement l’entreprise concrète de la subjugation de la nature par l’homme à son pouvoir, mais aussi une partie de sa quête sans fin pour la connaissance de l’univers et de la place qu’il y occupe. Cette soif de savoir ne procède pas uniquement d’une futile curiosité. Lorsque nous essayons d’établir les valeurs directrices de nos actions, nous en venons tous à nous poser des questions sur l’univers et sur la place que l’homme y occupe. Le lien qui existe entre la question pratique des valeurs sur lesquelles fonder nos actions et la question abstraite de la place de l’homme dans l’univers n’est pas le produit d’une philosophie éthérée. Les exemples concrets des fortes influences sur nos actions de nos croyances et de nos conceptions de l’univers et de la place de l’homme sont légion. Lorsque les croisés se dirigeaient vers la terre Sainte, ils sacrifiaient leurs aises et étaient prêts à sacrifier leur vie au nom de leurs croyances relatives à la nature de l’univers, à leur créateur et à la place qu’ils occupaient dans le monde. Lorsque les chrétiens se laissaient jeter aux lions, plutôt que de prononcer quelques simples phrases, ils sacrifiaient en réalité leur vie au nom des croyances qu’ils avaient quant à l’univers et à la place qu’ils y occupaient. Les kamikazes, les fanatiques musulmans, et Bruno au bûcher sont tous de vivants témoignages qu’aucune force, même pas l’instinct de survie, n’exerce autant d’influence sur les actions de l’homme que les valeurs engendrées par sa conception fortement ancrée de la nature de l’univers et la place que l’homme y occupe. On prétend parfois que la science n’a rien à dire sur les valeurs ; la science peut, dit-on, nous enseigner comment obtenir ce que nous estimons, mais demeure nécessairement muette sur la question de ce que sont les valeurs. Cette affirmation est certainement injuste. Le savoir scientifique influence grandement les valeurs. L’exemple le plus frappant en est peut-être le rôle que le savoir scientifique a joué dans le système des valeurs promulgué par l’Église au cours du Moyen Âge. Le système se fondait sur un credo couvrant la nature et le créateur de l’univers, et les rapports de l’homme à ce créateur. En sapant le fondement de ce credo, la science a provoqué la chute de ce système de valeurs. Elle l’a de plus remplacé par son propre credo. Selon ce credo « scientifique », l’homme n’était plus l’image de Dieu, ou l’étincelle du pouvoir créateur divin, doté du libre arbitre, mais il devenait un simple automate un simple engrenage de l’immense machine qui roule vers son destin prédéterminé selon des lois mathématiques aveugles et incontournables. Cette image « scientifique » de l’homme fait disparaître les fondements rationnels de la responsabilité personnelle. Elle affirme que chacun d’entre nous n’est qu’un simple prolongement mécanique de ce qui existait avant notre naissance. Nous n’exerçons aucun contrôle sur cette période précédente. Aussi, personne ne peut-il porter la responsabilité de ce qui en ressort, de ce qui a été pré-ordonné. Selon cette conception de l’homme, le viol de l’environnement devient tout à fait rationnel. Aucune valeur ne trouve de fondement rationnel dans cette conception, si ce n’est l’intérêt personnel ; se comporter de façon à promouvoir le bien-être des autres, y compris les générations futures, n’est rationnel que dans la mesure où de cette façon on sert ses propres intérêts. La science devient ainsi doublement coupable : elle donne à l’homme le pouvoir de détruire son écosystème, et lui refuse le fondement d’un système de valeurs rationnelles qui pourrait le motiver à user modérément de ce pouvoir. L’image mécaniste de l’homme décrite ci-dessus est l’image de la physique « classique » des 17e, 18e et 19e siècles. Mais notre siècle a jugé que cette image comportait de sérieuses failles. Même les prémisses fondamentales de cette notion classique ont été jugées strictement incompatibles avec divers phénomènes associés à la constitution atomique de la matière. Le monde est ainsi nécessairement différent et, en réalité, nécessairement très différent de l’image présentée par la physique classique. Le cul-de-sac des concepts classiques a mené les physiciens à élaborer une nouvelle approche de la connaissance de la nature. Cette nouvelle approche se fonde sur des concepts radicalement différents qui mènent à une conception radicalement différente et de l’univers et de la place que l’homme y occupe. La section suivante décrit à grands traits la conception quantique de la nature, et celle qui la suit, la conception de l’homme qui en découle. Dans la section finale, nous discuterons des conséquences de cette révision profonde de la conception de l’homme sur les valeurs humaines. I. LA CONCEPTION QUANTIQUE DE LA NATURE En abordant le sujet de cette section, il faut souligner avant tout que, strictement parlant, il n’y a pas de conception quantique de la nature, au sens habituel de ces mots. Le principal architecte de la philosophie orthodoxe de la théorie quantique, Niels Bohr, a pris grand soin de préciser que, de ce point de vue orthodoxe, le but de la science en général, et de la théorie quantique en particulier, n’est pas de prétendre expliquer la nature de l’univers physique elle-même, mais bien plutôt de calculer les attentes possibles d’après les résultats des observations obtenus dans des conditions bien précisées. Le caractère, ou la nature, de l’univers qui permet la réalisation de ces attentes n’est pas, selon ce point de vue orthodoxe strict, le sujet propre de la science.1 L’adoption de ce point de vue restreint s’explique fondamentalement par le fait que les seules affirmations vérifiables sur les systèmes physiques soient, en bout de ligne, des affirmations fondées sur des observations : les affirmations sur les aspects inobservables de l’univers sont théoriques de nature, et intrinsèquement moins sûres que les affirmations vérifiables et vérifiées à profusion fondées sur les résultats des observations. L’équilibre de ce point de vue orthodoxe est conforté aujourd’hui par le fait qu’il y a à l’heure actuelle trois conceptions fondamentalement différentes de l’univers qui prétendent toutes faire les mêmes prédictions à partir des observations. Dans la mesure où cela est réellement vrai, et demeure vrai de toutes les observations imaginables, aucune distinction empirique n’est possible entre ces trois images radicalement différentes de l’univers. Cette conférence n’est pas l’endroit indiqué pour décrire les trois possibilités. Je ne parlerai ici que de la « plus orthodoxe de ces trois images de l’univers, à savoir celle qui a été promulguée par Heisenberg. Elle est d’ailleurs celle qui reçoit l’accueil le plus favorable de la plupart des physiciens quantiques et celle qui épouse le plus étroitement le formalisme théorique quantique le plus suivi dans la pratique. Je donnerai à cette conception de la nature le nom de « conception quantique », suivant en cela l’usage préféré des physiciens quantiques. Selon cette conception quantique de la nature, les choses réelles dont se compose l’univers ne sont pas des entités persistantes, comme dans la physique classique, mais plutôt des événements soudains, appelés « sauts quantiques ». Ces sauts sont des changements soudains dans « l’état Heisenberg2 » de l’univers, comme on l’appelle. L’état Heisenberg ressemble à l’état initial de l’univers classique. Mais alors que l’état initial de l’univers classique détermine complètement les valeurs bien précises de toutes les quantités physiques pour toute la durée de l’histoire de l’univers, l’état Heisenberg ne détermine, fondamentalement, que les divers états possibles qui lui succéderont. Nous avons ainsi une image de l’univers qui évolue selon une suite discrète de « sauts quantiques » dont chaque état successif ne détermine que les probabilités des états possibles qui éventuellement lui succéderont. Certains états Heisenberg correspondent au fait que certaines variables physiques ont, à un moment précis, des valeurs raisonnablement bien définies. Toutefois, à cause du principe d’incertitude d’Heisenberg, une quantité bien définie à un moment devient souvent moins bien définie a mesure que le temps avance. On présume qu’un saut quantique type donne à certaines qualités particulières macroscopiques une définition suffisante, à un moment donné. Alors le processus naturel global peut être considéré comme une suite d’événements qui tendent à contrecarrer la tendance à la diffusion déduite du principe d’incertitude et qui, en particulier, tend à conserver à l’univers une définition suffisante quant aux valeurs de ses degrés de liberté macroscopiques. Les lois qui régissent les probabilités des sauts quantiques sont tout à fait analogues aux lois de la physique classique. Cette analogie entre les lois quantiques et classiques garantit que les lois de la physique classique seront à peu près respectées dans les situations classiques où l’on sait que les lois classiques ne posent pas de problème. Ressortant à l’avant-plan de cette chaîne d’événements dont le rôle principal est de tenir le monde macroscopique en étroit accord avec les lois de la physique classique, se posent les événements caractéristiques qui se prêtent aux mesures du mode quantique. Ces événements se présentent à la suite d’une période où il y a eu une grande amplification de quelque différence à l’échelle atomique, i.e. dans des situations où de petites différences ne comportant que quelques « atomes » se sont rapidement amplifiées pour produire de grandes différences dans des quantités macroscopiques qui deviennent directement observables. Ces événements mesurables selon la méthode quantique sont reliés typiquement aux appareils de mesure quantique utilisés pour étudier les phénomènes atomiques et ils sont au centre des discussions de Heisenberg sur la conception de la nature dont on parle ici. Le fonctionnement de ces appareils dépend de l’apparition à l’intérieur des appareils du même genre d’amplification que l’on vient de décrire. II. LA CONCEPTION QUANTIQUE DE L’HOMME L’influence de la conception quantique de la nature sur la conception de l’homme découle de l’apparente étroite ressemblance entre le cerveau humain et les appareils de mesure quantique3. La fonction du cerveau est de traiter diverses données afin de formuler d’abord quelques lignes de conduite éventuelles appropriées, de choisir ensuite l’une des lignes de conduite possibles, et de surveiller enfin l’exécution de la ligne de conduite choisie. Le mécanisme de ce traitement s’explique par l’amplification des différences par les cellules nerveuses, au cœur des liaisons synaptiques, qui comportent un petit nombre d’ions Ca++. Le processus cérébral que l’on vient de décrire, atteint son point culminant lorsque le cerveau atteint un état quasi stable pour surveiller la réaction macroscopique choisie par l’organisme. Les études informatiques4 menées au niveau classique révèlent une dépendance très sensible de l’état final quasi stable atteint par le cerveau par rapport aux paramètres caractéristiques de la liaison synaptique. D’autres études s’imposent. Mais iI semble que l’analogie entre le cerveau et les appareils de mesure quantique est appropriée : comme pour les appareils de mesure quantique, le choix de l’état final macroscopique sera déterminé par un « saut quantique » dans le système macroscopique en faveur des états macroscopiques éventuels possibles. Si en réalité le cerveau ressemble ainsi aux appareils de mesure quantique, les conséquences quant à la place de l’homme dans l’univers sont profondes. Ces conséquences découlent directement de deux propriétés fondamentales des sauts quantiques. La première propriété fondamentale des sauts quantiques, selon la conception quantique de la nature, est que les choix faits par ces sauts ne suivent pas les lois mathématiques du dynamisme classique. Les lois quantiques ne déterminent que les probabilités des divers choix possibles, elles ne déterminent pas lequel de plusieurs choix possibles sera fait en réalité. Les choix réels ressemblent davantage, en réalité et logiquement, aux choix des conditions initiales de la physique classique, en ce sens qu’ils sont hors de la portée d’un pouvoir mathématique déterminé, mais qu’ils déterminent quand même collectivement la forme réelle de l’univers macroscopique. La suite complète des événements quantiques peut donc être considérée comme un processus de sélection qui crée, ou fixe, la forme réelle de l’univers. Toutefois, dans la conception quantique de la nature, ce processus est graduel, alors que dans la physique classique, un choix initial instantané fixe une fois pour toutes l’histoire entière de l’univers. La seconde propriété fondamentale des sauts quantiques est leur non-localité. Chacun de ces sauts peut se produire d’une façon spéciale dans une région locale de l’espace. Ainsi les sauts quantiques dont nous venons de parler servent à fixer soit les points des parties d’un appareil de mesure ou du cerveau humain. Toutefois, chaque saut entraîne des changements compensateurs dans d’autres parties très éloignées de l’univers. Les formes précises de ces changements sont déterminées par la théorie quantique et leur structure est telle que le saut quantique doit être fondamentalement non localisé : le saut quantique est intrinsèquement une modification de tout l’univers et il s’étend sur tout l’espace. On ne peut imaginer le saut quantique, par exemple, comme l’effet de l’injection de quelques perturbations, ou un choix, dans une région localisée de l’espace. Le saut quantique est intrinsèquement global. La nature de ces deux propriétés des sauts quantiques entraîne une modification profonde de la conception de la place de l’homme dans l’univers, si on la compare à la place que lui donne la physique classique. L’homme n’est plus un rouage à tout jamais déterminé d’une gigantesque machine. Il est plutôt un des éléments du processus fondamental qui forme et définit l’univers. Cet élément s’exprime lui-même par des choix qui ne soit contrôlés par aucune loi connue de la nature et même s’il s’exprime directement par le corps humain, il est intrinsèquement et immédiatement relié à l’univers entier, conformément à des formules mathématiques précises définies par la théorie quantique. III. LES CONSÉQUENCES SUR LES VALEURS HUMAINES La question est maintenant la suivante : cette perception modifiée de l’homme a-t-elle des conséquences sur les valeurs humaines, et quelles sont-elles ? Une approche totalement rationnelle ne nous conduit-elle pas à considérer que l’intérêt personnel est la seule valeur réelle ? Probablement ! Mais cette conclusion mène à une autre question : Quel est donc cet intérêt personnel qui serait la seule valeur ? Les valeurs prennent naissance dans l’image que l’on a de soi. Règle générale, nous sommes amenés par notre formation, les enseignements, la propagande ou par d’autres formes d’indoctrination à élargir la conception de nous-mêmes ; on nous apprend à nous concevoir comme une partie intégrante de quelques unités sociales, par exemple, la famille, le groupe religieux, la nation, etc., et à élargir notre propre intérêt aux dimensions des intérêts de ce groupe. Il importe peu, dans le contexte actuel, que cette tendance humaine à élargir son image personnelle, provienne d’une malléabilité naturelle, d’une tendance instinctuelle, d’une inspiration spirituelle, ou de quelque autre source. Ce qui compte, c’est que nous, les humains, avons en réalité la capacité d’élargir notre image personnelle et que cette image agrandie peut devenir la base d’une énergie si puissante qu’elle deviendra la force dominante de notre action, surpassant tout autre facteur, y compris même l’instinct de conservation. Mais contre les forces sociales qui nous poussent à élargir le concept de notre être, se dresse la force de la raison. La raison exige que l’on fonde les croyances sur des preuves. Si nous cherchons des preuves pour les croyances touchant notre propre nature par rapport aux autres parties de l’univers, la science se prétend alors compétente, ou au moins utile. La physique se considère comme la science fondamentale. Toutefois, la physique dans sa forme classique, n’offre aucun fondement pour toute notion élargie de notre identité. Toute personne n’est simplement qu’un amas localisé d’atomes liés temporairement ensemble selon une configuration quasi stable. Toute notion voulant que l’identité personnelle est fondamentalement plus que cette collection d’atomes, reliés ensemble par des forces mathématiques déterminantes, est considérée comme un produit de l’imagination, sans aucun fondement dans les faits empiriques. Ainsi la raison, se fiant aux preuves fournies et interprétées par la physique classique, pourra peut-être proposer une conception « éclairée » de l’intérêt personnel, mais toujours selon la conception étroite qu’elle se fait de notre identité personnelle ; elle ne propose rien qui conduirait à un élargissement fondamental de soi-même. La raison se révèle donc une force opposée aux forces sociales. Grâce à la conception quantique de l’homme, la science se range dans le camp des forces sociales. Les preuves scientifiques, interprétées à la façon de Heisenberg, élargissent la conception de l’identité personnelle bien au-delà des simples idées avancées par les forces sociales : l’être humain ne rejoint pas seulement les organismes sociaux au point d’en faire partie intégrante, mais devient une part intrinsèque non localisée de l’auto-formation de l’univers lui-même ; l’être humain devient un organisme complètement soustrait de l’emprise de toutes les lois mathématiques connues et joue, à une petite échelle, un rôle semblable à celui de l’établissement des conditions initiales de l’univers, prérogative réservée dans la physique classique à quelque organisme extérieur au monde physique. La conception quantique de l’homme ressemble, sous certains aspects limités, à l’image qu’en donnent divers systèmes religieux. Elle pourrait donc capter les puissantes vibrations que les croyances religieuses suscitent chez les humains. Mais contrairement aux croyances antécédentes, la conception quantique ne s’oppose nullement aux preuves de la science, mais elle découle, presque automatiquement, de la conception la plus largement acceptée de l’univers et la plus compatible avec les résultats de la science moderne. L’assimilation de cette conception quantique de l’homme par l’environnement culturel du 21ème siècle produira inévitablement une réorientation des valeurs profitables à la survie de l’espèce humaine. La conception quantique donne à l’être humain un sens élargi de sa dignité et de son rôle d’architecte de l’univers. De cette image personnelle, l’être humain tirera des valeurs élevées qui le feront déborder les confins étroits de son intérêt personnel. Fondée sur des preuves scientifiques dont tous les hommes peuvent également se prévaloir, la conception quantique n’est pas le rejeton de situations historiques propres à des groupes sociaux particuliers qui l’exploitent à son profit ; elle a donc le potentiel d’offrir un système universel de valeurs adaptées à tous les hommes, sans égard aux accidents de la naissance. Si cette conception quantique de l’homme se répand, la science se sera accomplie, en ajoutant aux avantages matériels qu’elle a déjà procurés une pensée philosophique qui a peut-être encore plus de valeur. |
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